Korczowski
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Bogdan
KORCZOWSKI ou Fuir le temps
Par Genica Baczynski Le temps amblyope Bogdan Korczowski peint et il peint pour ainsi dire à l'aveugle. Il contrarie le regard et en premier lieu le sien, au point de restituer à l'inconscient, sa rétine. Il n'est pas question ici de ne rien voir, ni de l'absolu du noir, il s'agit du silence de la nuit, d'une nuit sans langage qui parle, sans se figurer, d'une nuit muette et pourtant constellée. Il s'agit d'une répétition et de son mouvement. Bogdan Korczowski récuse la représentation et son miroir déformant, il divulgue un symbolique sans jamais le traduire, il avance à regard masqué comme un Œdipe dont la vérité ne s'avouera qu'après lui. Il frappe ainsi la toile du sceau désenchanté des symboles oubliés puisqu'inconnus de tous. C'est un peintre qui se déjoue des systèmes comme de l'histoire. Il obscurcit la mémoire pour lui rendre une langue. Il peint comme s'il était le premier homme et ce geste qui se veut toujours originel brise une mécanique de l'illusion perpétuelle. Oui Cette eau Qui sous la main Se teinte Et sème Médusée Le signe Sur la toile Afin de déjouer la nuit Venue d'un confins Il s'agit d'une manière ou l'autre De distribuer la nuit Les nuances constellées de la nuit La tache aveugle Posée sur la toile Se convertit en figures En bruit en un Attrait de la géométrie des rêves. La
terre infernale Mais chez lui, le rêve se répète. Et la répétition
se transfigure en infini. Sa peinture porte en nous une marque plus qu'un
paysage, puisque pour ainsi dire, l'horizon lui est indifférent, Bogdan
K est un peintre de la terre mais d'une terre enclavée à laquelle on aurait
soustrait sa promesse. En ce sens, le récit familial et on entend par
là, d'où l'on peint ? ne se dissocie pas de ce pays qui est le
sien, la Pologne. Et ici, si son nom, Korczowski, est mangé comme englouti,
il s'agit moins d'un effet de style, où l'on imprimerait à ce peintre
du temps infernal un effet Kafkaïen, que d'une marque celle d'une blessure,
celle d'un temps qu'il faut distraire faute de l'abattre. La Pologne serait
sous ces coups le pays des flammes noires, des terres carbonisées d'où
s'échappe parfois le souvenir d'un siècle qui a supprimé le bonheur à
jamais. De ce pays, sans autre horizon que les autres, Bogdan Korczowski
dispense une peinture à l'énergie cadrée - et pour ce qui est des œuvres
les plus récentes une vivacité circulaire - elle imprègne une ardeur que
seules les couleurs corrompent, chez lui, la lumière ne provient jamais
du jour, mais de l'ombre. La toile répond par un débordement, il lui insuffle
une idée d'elle même plus grande encore. Le
geste infini Bogdan Korczowski distribue la couleur non sans arbitraire
de façon à déstabiliser les interprétations et imprégner les climats d'une
incertitude temporelle. Dans ce dernier cas, il n'est pas rare qu'il recoure
à des déplacements, baroques où les perspectives sont faussées voire abolies.
On finit par penser qu'elle réside ailleurs comme dans la série Plein
Soleil où les soleil jaillissent d'un monde que l'on présente plus qu'on
ne le re-présente, il fixe son geste et par un effet de loupe grossit
les traits, il tente de désigner notre malvoyance et de nous faire entrer
dans un regard continu où tout se lie et se délie, où enfin la pupille
s'aveugle. Avec les cercles répétés, il tatoue la toile de cet Laniakea,
énigmatique, ce mot émergé, peut-être, des lacs ou de mers in-pratiquées.
LANIAKEA
OU LE LANGUAGE DES ÉTOILES
BENIAMIN
M. BUKOWSKI Dans
la langue hawaïenne, Laniakea désigne l'horizon céleste incommensurable.
L'Incommensurable n'est pas l'infini. BENIAMIN M. BUKOWSKI |
Hommage à Bernard Point (1937-2015)
|
Exposition Fondation Carzou, Manosque, 2008 Laure
Gayet Une peinture de la matière et du signe Exposition Galerie Nicole Ferry, Paris, 2008 Bernard
Point Après une série végétale, abordons les moissons afin d'y récolter fleurs et fruits. C'est ainsi qu'il faut découvrir cette nouvelle série de peintures toujours aussi flamboyantes, mais " fruitées " cette fois, comme le titre très justement Bogdan Korczowski. Un ensemble de huit toiles carrées fait dialoguer huit fleurs éclatées au cœur du format. Il importe de les regarder comme des rosaces gothiques d'un transept de cathédrale, qui souvent font rayonner leurs structures au centre d'un carré, afin de le faire tourner sur lui même. Bogdan, en accumulant les matières, en les recouvrant d'une chair de peinture, en les faisant glisser à l'huile les unes sur les autres, donne déjà à ces fleurs la sensualité de leur avenir " fruité " De lourds tracés sombres, à la manière des plombs des vitraux, cernent des couleurs en feu, afin de contenir une passion née de " l'héroïsme de prendre un pinceau " comme l'affirme l'artiste. C'est ainsi qu'il contient ses pulsions pour privilégier le rayonnement exalté de ses fleurs aux pétales noyés sous une surabondance de peinture. Le cœur de la fleur peut alors de toiles en toiles quitter le centre géométrique pour se déplacer vers le haut, le bas, la droite ou la gauche, mais toujours, en dépit de velléités d'échappement, rester contenu (même douloureusement) à l'intérieur du support. Le peintre sait limiter sa fougue gestuelle aux limites qu'il s'est fixé. De même, lorsqu 'il évoque sur d'autres toiles des roses tourbillonnantes, s'il évite le cœur croisé, il multiplie des débris de courbes dans un cyclone baroque, mais sait dompter ce désordre, grâce à un éclaircissement de sa palette. La structure en croix va se retrouver dans le diptyque constitué de toiles elles même carrées, dont la rencontre peut s'assimiler à la croisée de transept entre deux rosaces. L'artiste toujours aussi généreux ne se contente pas de ce chiffre…il nous en offre quatre ! C'est alors que nous pouvons quitter les carrés pour déguster de grands formats verticaux qui cette fois ont fait mûrir de voluptueuses formes ovales. Cette " sensualité végétale " comme le souligne l'artiste, met en évidence d'immenses fruits posés sur des fonds tumultueux qui cachent sous une sorte de peau, leurs émois intérieurs. Comme des mangues, à l'enveloppe austère, ces masses semblent destinées à être déchirées, afin de nous proposer de mordre une matière " fruitée " pour mieux nous enfoncer au cœur d'une chair sensuelle... Ces images synthétisent le propos permanent de l'artiste qui nous invite à pénétrer sa peinture, qui au delà de sa protection extérieure n'est que flamboyance. Catalogue d'exposition, Galeria Traffic, Varsovie, 2006 Héloïse
Hautemanière Il
est effrayant de constater que l'on est parfois plus attiré par l'ombre
que par la lumière. Histoire d'une rencontre. Quand je suis entrée dans l'atelier de Korczowski pour la première fois, un étrange malaise m'a immédiatement envahie. Des images et des odeurs me donnaient mal à la tête. Plus tard, je comprenais que l'œuvre de Korczowski est une immense migraine. Les toiles elles aussi, m'agressaient, tant par leur nombre que par leurs tons. Le désordre des tableaux, des pinceaux et des chiffons m'oppressait. L'envie était grande de quitter cette pièce, de ne jamais revenir, d'échapper à cette violence…Mais quelque chose de plus fort me fixait au sol de l'atelier, m'empêchant de bouger. Au mur, un tableau gigantesque semble m'observer, menaçant. Le cadre, récupéré d'une église. " S'asseoir, respirer, digérer, ne pas chercher à comprendre, juste se laisser happer par le tableau. "La peinture est la plus forte, c'est elle qui gagne et qui s'impose à vous. Il n'y a pas d'autres solutions sinon celle de se taire, d'écouter et de regarder. L'artiste semble être dessiné à l'image de son atelier et de sa peinture. On m'avait prévenue, mais je voulais prendre le risque. … L'homme m'intrigue, m'obsède, me fascine. Et puis la magie a opéré. Celle qui m'avait clouée au sol, celle qui me transportait de tableaux en tableaux et qui me permet aujourd'hui de mettre des mots sur ces sensations trop fortes. J'étais angoissée, mais au-delà de ce malaise, quelque chose me subjuguait. Je ne pouvais rester insensible à un tel déploiement de couleurs, d'énergie et de mots. Les toiles semblaient vouloir me dire quelque chose. Un langage inconnu, insaisissable, complexe. Je ne comprenais pas ces mots, mais je ressentais leur pouvoir. L'artiste - chaman avait réussi sa formule, un violent mélange d'angoisse et de rêve parcourait et parcourt encore mes veines. Il est temps que je sache ce que qui me retient ici. Je veux tenter de comprendre l'homme et son art, non pour une critique, mais simplement pour m'apaiser… Mémoire, Matière, Images d'archive… Ses
multiples voyages ont fait de Bogdan Korczowski un collectionneur et un
dévoreur d'images, qu'il nous offre sur ses tableaux. Ainsi nourris, les
yeux guident la main dans la traduction picturale…. Un incendie de couleurs et de formes. Dans
les tableaux de Korczowski, la mémoire s'incarne toute entière et prend
du relief. Les lieux, les souvenirs, les images prennent vie et semblent
vouloir nous dire quelque chose. Comme autant de langues tentant d'échapper
au tableau, les gouttes de peinture nous parlent dans des langages étrangers,
s'inventent quelques formules magiques et nous envoûtent. Exposition
"Phototheque", Galeria Nova, Cracovie, 2005 Delphine
Dewulf - Pourquoi avoir introduit la photographie dans vos peintures ? Attention, ce ne sont pas des photographies que j'insère dans mes tableaux, mais des polaroids. La différence, c'est qu'avec le polaroid on n'a pas la possibilité de démultiplier l'image. C'est donc une pièce unique, au même titre que le tableau. Ce qui ne veut pas dire que je défends cette technique. Je continue à me définir uniquement comme peintre. D'ailleurs, avec ces tirages, je ne cherche pas à faire de belles images. Ces polaroids montrent des choses simples et crues. Il n'y a pas de personnage direct ; mes corps de femme restent sans visage. - Ces polaroids donnent clairement à voir ce qu'ils représentent. Avec eux, on est dans le domaine du figuratif. Votre peinture, par contre, a toujours été abstraite… Oui, et cela m'intéresse de travailler sur cette ambiguïté. En fait, depuis très longtemps, les gens me disaient qu'il y avait quelque chose de sensuel dans mes tableaux. Or ce n'était absolument pas ce que je cherchais à faire passer. Mais je me suis mis à étudier la question et j'ai décidé de leur renvoyer la balle, en mettant cette fois la sexualité en évidence. Au final, certains y voient uniquement des photos de nu, tandis que d'autres perçoivent l'œuvre dans son ensemble. Il y a toujours deux niveaux dans la perception d'une œuvre. De loin, la " Photothèque " ressemble à l'un de mes tableaux. De près, c'est tout autre chose. Ce qui me permet de mettre l'accent sur le caractère nécessairement subjectif de l'interprétation d'une œuvre. Et donc d'analyser la façon dont les autres regardent mes tableaux. - La Pologne est, encore, un pays très pudique… Vous attendez-vous à une réaction particulière du public polonais ? Je ne suis pas dans l'attente d'une réaction. Je ne cherche pas non plus à provoquer. Mais si certains voient rouge, ils alimenteront ma réflexion. - Vous avez passé les 26 premières années de votre vie à Cracovie mais vivez à Paris depuis le début des années 80… Pourquoi avez-vous choisi de vivre en France ? J'avais épousé une parisienne à Cracovie. Je l'ai suivi à Paris lorsque le régime est devenu trop dur en Pologne. Si, par la suite, je ne suis pas revenu m'installer à Cracovie, c'est pour pouvoir mieux y revenir. Ici et là, je suis en voyage artistique. Je suis polonais en France et français en Pologne. C'est une chance énorme pour tout artiste de pouvoir confronter les cultures. La confrontation est absolument nécessaire à la création. Elle permets de ne pas se retrouver enfermé quelque part. De la même manière, mon œuvre échappe à toute classification. Certains ont pu parler de "symbolisme abstrait", ce qui en soi est une contradiction. - Vos tableaux sont effectivement parfois émaillés de symboles. Avez-vous un message particulier à faire passer ? Vous savez, j'ai visité beaucoup de sites archéologiques en Méditerranée. Souvent, je me suis retrouvée en face de pierres portant une écriture non lisible. Et dans ce cas l'on peut éprouver des sensations très fortes, même si l'inscription peut en fait être rien d'autre qu'une déclaration d'impôts. Je pense que de toute façon, face à une œuvre il ne faut pas chercher à comprendre, mais plutôt à sentir. Une citation de Bruno Schulz ma beaucoup marquée : "L'art n'est pas un rébus dont la clé serait cachée quelque part, et la philosophie n'est pas un moyen de résoudre ce rébus" (lettre de B.Schulz à S. I. Witkiewicz). Daphné
Tesson Exposition "Nova Polska" Galerie Nicole Ferry 2004 Bernard
Point Korczowski
et... paradoxes La peinture de Bogdan Korczowski avant même d'être regardée, analysée, tableau par tableau se livre dans la globalité d'un environnement saturé de sa propre matérialité. L'encombrement foisonnant de l'atelier, où les peintures se côtoient à touche-touche et souvent se superposent, crée une sorte d'installation à la polychromie contrastée. Je suis englué au cœur d'un magma bouillonnant qui ne ménage ni recul ni sortie possible. Les murs habillés de toiles qui m'environnent semblent une peau faite de griffures, de boursouflures incandescentes, de mystérieuses sédimentations.... La faible distance me séparant des cloisons oblige mon regard à se porter en priorité sur tel ou tel signe, forme, geste pictural, éléments accrochés mais surtout décrochés des grands ensembles toilés tendus sur châssis. Je regarde la peinture de Bogdan Korczowski, contrairement à mes habitudes, en premier par le détail qui m'interpelle, avant de me laisser entraîner dans une lecture plus globale jusqu'à devenir murale. Le paradoxe Korczowski fonctionne comme un grand naufrage où je risque la noyade avant d' y trouver des planches de salut afin de pouvoir construire mon radeau d'où je peux à nouveau redécouvrir l'horizon. La peinture de Bogdan Korczowski est une grande marée houleuse que l'on ne dompte pas mais dans laquelle il faut savoir nager. Alors, singulièrement, chaque objet/peinture défend son espace intérieur au cœur de cet océan tourmenté. Car si mon regard en gros plan zooume à la surface de la toile parce que l'une de ses parties, l'une de ses croix, l'un de ses triangles a isolé mon attention, c'est pour me laisser la liberté de piloter. Ma navigation interactive se fait aventureuse à la crête ou dans les profondeurs opaques ou translucides de la matière picturale. La singularité de chacun des tableaux ne se livre qu'à condition d'y pénétrer et c'est ainsi que la proximité du regard, par sa myopie obligée m'entraîne dans une contemplation interne plus métaphysique que mystique. Autre paradoxe de Bogdan Korczowski : l'extraverti apparent peint des rituels hermétiques, soigneusement clos sur l'intériorité de leurs mystères. Bogdan Korczowski affirme que sa " création de peintre a quelque chose du chamanisme " et revendique la liberté d'utiliser toutes sortes de signes de cultures différentes... croix des chrétiens et étoiles de David. Paradoxe encore où l'artiste semble donner des éléments d'interprétation, tout en brouillant les pistes en me laissant - en nous laissant - dans la confusion d'un enchevêtrement de mots, de lettres, de signes... " Si quelqu'un arrive à déchiffrer cette écriture, tant mieux! " Bogdan Korczowski accepte volontiers de se voir démasqué, il applaudit même, mais ne peint que pour lui-même et se retire après le forfait. Cette peinture est infernale et le feu qui la nourrit, s'en nourrit pour la consumer, et ce va-et-vient entre construction et destruction est inextinguible. Je me souviens, il y a quelques années lors de ma première visite, après avoir surfé de toile en toile, après avoir suivi des traces et après les avoir perdues, je cherchais déjà quelles oeuvres choisir pour une hypothétique exposition, sans pouvoir retenir certains de ses composants, pour en donner à voir l'essentiel. L'œuvre de Bogdan Korczowski ne se reçoit pas comme une chose en elle-même. Elle travaille sur la mémoire - du peintre - mais aussi du regardeur de cette peinture, puisque le tableau au dire de son auteur " acquiert sa propre vie ". Il s'agit donc d'itinéraires croisés, porteurs et/ou réceptacles de temps partagés et de moments échangés. Cette peinture refuse tout élément d'analyse formelle, tout classement réducteur. Impossible de choisir au cœur de cet univers baroque où les espaces traversés de profondeurs abyssales peuvent brusquement se refermer sur la négation de croisements de surface. Cette peinture engloutit et s'engloutit... C'est alors que ce jour là, Bogdan Korczowski en cette fin de visite, me montre comme une curiosité de fond d'atelier sa " cartonthèque " ! Je découvre alors fasciné plus de deux cents cartons de format 60 X 80 environ, dressés les uns contre les autres et présentés rangés comme des cartes postales dans des boites à chaussures. L'artiste feuillette avec désinvolture mais aussi passion contenue, cette somme fabuleuse de peintures réalisées sur des cartons d'emballage dont les dos conservent encore leurs inscriptions d'origine. Tout un travail échelonné sur une dizaine d'années aligne en rangs serrés des actes de peinture souvent quotidiens et qui n'ont en commun que l'égalité relative de leur format et la matière de leur support. Brusquement m'apparaît avec évidence la boulimie de ce peintre qui superpose matières somptueusement illuminées et corrosions griffées, fragilisées de coulures saignantes. L'accumulation, la surcharge obsessionnelle qui, de recouvrement en recouvrement, se laisse pénétrer sur les grandes toiles trouve en ces cartons, littéralement, le support et le matériau d'une collection qui traite à la fois du temps, de la mémoire et de l'espace. Il me souvient aussi, à ce moment précis, lui avoir dit : " Si un jour nous travaillons ensemble, ce n'est pas un carton, mais tous, que je voudrais exposer ! " D'évidence il m'était impossible d'en sélectionner certains, d'en regrouper quelques uns selon des thématiques incertaines ou des couleurs ou matières prioritaires. La règle de ce travail, l'esprit de ce parcours quasi quotidien à la surface de ces multiples cartons, ne pouvait être que montré globalement afin d'en restituer le sens. Aucun de ces actes n'était daté, interdisant toute tentative de classement chronologique. Nouveau paradoxe chez un artiste qui marque le temps par gestes sériels, mais qui en bouscule l'ordre dans l'abondance inclassable d'une accumulation. Ici, temps et mémoire se croisent en permanence et échangent leurs repères dans des manipulations éphémères et aléatoires. Aussi, lorsqu'en prévision d'une programmation d'exposition sur l'année 2000 autour de l'idée de " Rencontre ", j'ai mis en relation Stefan Shankland, constructeur de structures dans l'espace, et Bogdan Korczowski, il m'apparaissait que je pouvais espérer voir enfin cet ensemble à la fois disparate et cohérent dans sa totalité et dans l'intégrité de son contenu. L'exposition " Ensemble...séparément " a permis aux deux artistes, de proposer en relation étroite avec l'architecture de la galerie, un extraordinaire parcours à l'intérieur d'une structure et au cœur d'une peinture. La construction de bois conçue par Stefan Shankland se présente comme un grand échafaudage modulaire au format des oeuvres de Bogdan Korczowski. De part et d'autre d'un couloir central habillé seulement du revers des cartons, deux coursives étroites dressent chacune quarante peintures alignées en hauteur sur quatre registres. Grâce à l'intelligence de cette mise en espace, la " cartonthèque " peut présenter un ensemble de quatre-vingt peintures accrochées côte à côte du sol au plafond et de façon aléatoire. C'est par le déplacement physique du regardeur invité à pénétrer au revers de la peinture, mais aussi devant elle dans l'étroit couloir qui la reçoit, que le concept de temps et de mémoire trouve ici son développement dans l'espace. Par ailleurs, si la muralité impose sa monumentalité, c'est par le nombre qu'elle est perçue mentalement plus que regardée, puisque l'absence de recul empêche la vision globale. Comme j'ai pu le vivre au cours de ma visite dans l'atelier, mon regard en gros plan est dirigé sur l'une ou l'autre des peintures, à l'échelle de chacun des formats. La lecture une par une, sans possibilité de choix comparatif des quatre-vingt peintures est offerte maintenant au visiteur... à chacun d'y faire son marché. Mais si l'étal est imposant il est insuffisant car la " cartonthèque " est composée exactement de deux cent trente-sept pièces ! Stefan Shankland a alors l'idée originale de concevoir une autre structure transformant la salle latérale en réserve de rangement. Sur des étagères, échafaudages montés au centre s'entassent rangés verticalement et horizontalement les uns contre les autres comme des livres, les cartons proposés à la manipulation directe du visiteur. Je retrouve alors les gestes de l'artiste quand dans l'atelier il feuilletait cette abondante collection d'actes picturaux. Dans le cas présent, c'est au public de vivre directement l'aventure d'une expérience artistique. " Dans la peinture il y a de la matière qui se dégage, elle donne envie de toucher certains tableaux... La mémoire est étroitement liée aux sens. La mémoire a une odeur, un toucher. " déclare Bogdan Korczowski qui dans la générosité d'une volonté de partage, donne au public la possibilité physique de rencontres privilégiées avec la matérialité d'une peinture pourtant arrêtée dans le temps de la contemplation. Encore un paradoxe Korczowski que ce droit à toucher, à déplacer, à déranger de précieuses icônes brûlées de feux intérieurs, afin de permettre à chacun de les mettre en évidence dans son iconostase personnelle, au risque de gestes maladroits ou iconoclastes. Bogdan Korczowski m'offre - nous offre - le plaisir rare d'une fréquentation sensuelle de sa peinture par sa prise en main afin d'en réaliser charnellement sa prise en corps. La toute dernière série d'une vingtaine de toiles verticales ( 130 X 100 ) s'accumule sur les murs de l'atelier. Elles sont rangées les unes sur les autres et au fur et à mesure de leur inventaire laissent se découvrir les multi couches de peinture qui de couvrements en recouvrements témoignent d'une énergie nouvelle. La matière picturale coule, descend selon les lois de gravité, singulièrement alourdie de glissements épais ou au contraire vidée de coulures anémiées. Bogdan Korczowski semble labourer difficilement des sols encombrés de limons fangeux ou entailler contradictoirement des landes arides, profondément ravinées. Cette ténacité à fouailler les champs avec l'énergie du laboureur fait se redresser ces plaines en de fertiles végétations. A vivre le vertige de ce basculement de l'horizontalité à la verticalité il me semble pénétrer dans un univers riche de boursouflures contrastées mais pourtant sans violence car exprimé par de multiples et incessants touchers de pinceaux/passions. La gestuelle expressionniste de Bogdan Korczowski m'entraîne dans les tourbillons d'une coulée de matière en fusion, tout en m'offrant les plaisirs sensuels mais apaisés d'une délectation chaleureuse... Et ce n'est pas le moindre paradoxe rencontré dans l'œuvre de Korczowski ! Muriel
Carbonnet La sensualité au végétal Exposition Galerie Nicole Ferry, Paris, 2000 Daphné
Tesson A
regarder les oeuvres de Korczowski, au milieu de cette confusion de feuilles,
de branches, de formes enroulées, de symboles naturels, on pense aussitôt
à l' exaltation du monde végétal. Mais les tons violents, roux et cramoisis,
la peinture dense et coulante, la profusion d' entrelacs confèrent finalement
à ce travail une autre dimension. Il est davantage qu' une simple recherche
sur la nature. Tout devient protéiforme, les feuilles se font flammes,
les branches êtres humains.
Exposition
"Post-Communication", Galerie L'Aire du Verseau, 1987 (...) Korczowski.Les tableaux de ce dernier sont à propos de l'écriture,de la lette au sens propre, de l'alphabet universel.Les enveloppes postales figurant sur les toiles servent de supports géometriques et figuratifs aux lignes manuscrites. Le tout badine avec le jeu du sens/non-sens, car l'ecriture quoique apparente,est illisible. Le Peintre polonais cherche peut-étre la communication orale, mais l'agression de ses symboles suggère un message plus profond, celui de la guerre, de l'exil et de la recherche d'une langue internationale (...)
Harper's
Gran Bazaar Italia, feb/mars 1987 (...) Le spectacle et l'absurde, le théâtre et la schizophrénie, Babel et l'aphasie composent les travaux de KORCZOWSKI. Les associations libres, les contaminations d'idées, les glissements de la perception n'ont pas d'autre logique que celle d'une harmonie chromatique magique et inquiétante, d'une pyrotechnie pour dire le mot. Tout cela n'est que technique de peinture, d'art et sans doute de survie.C'est pourquoi Korczowski déplore tant les lectures symboliques de son travail : l'apparente reconnaissance, les références créées sur son vocabulaire qui aboutissent à un langage introduisible de plus.Son travail est virtuosité, équilibre, pourtant il débouche sur l'incompréhensibilité. Avec beaucoup de classe, certes, mais tout cela fait partie du style et non du sens. Seul un grand, trop oublié, comme Angelo Maria Ripellino aurait pu parler de façon perspicace et complète de ce jeune travail, déjà magistral et déjà incompris, de ce coloris changeant, maquillage visuel. Parce que tout comme le jongleur Kao-O-Wang dans les vers de Ripellino, Korczowski fusionne avec un jeu toujours vacillant sur les échelles tortueuses du doute, ll fusionne croyant tromper l'espace et l'lnvisible machine du Grand Automne qul dépouille toutes les Images. Catalogue
d'exposition "Tadeusz Kantor et apres…", Orleans, 2000 Bogdan
Korczowski est avec Tadeusz Kantor ; il vit avec l'effusion du spectacle,
qu'il retranscrit en touches de feu, il vit avec le mouvement ininterrompu,
qu'il emprisonne en des formes circulaires, le plus souvent fermées, il
vit avec la violence contenue et matérialisée, qu'il traduit en traces
d'éclatements, en signes défunts (l'Etoile/La Mort), il vit avec la réalité
déchue, qu'il capte en supports quotidiens. Le carton succède à l'espace
de la théâtralité, mais la finalité est la même : libérer la matière,
ou plutôt l'élever au rang de vivant. La peinture vit alors par elle-même,
elle se meut en ses propres formes, se nourrit de sa polychromie de chair
; enfin elle possède sa propre carnation, sa propre énergie ; enfin elle
accède à la rupture d'infini : l'oeuvre d'art. Des couleurs, des traces,
des creux, des bosses, des écoulements, des flamboiements, des embrasements,
des signes graphiques enchevêtrés (mots, lettres) du feu des serpents,
des ronds pleins, des lignes en zigzag, des fleurs en suspens, des anges,
qui chutent, et deviennent cendre, des fantômes, des univers en mouvement,
des éclipses, des planètes, des explosions, des écoulements. Une langue
de feu, ou la lave de l'imaginaire en fusion, ou une éruption sensuelle,
qui n'oublie rien, semble retracer les méandres brumeuses de notre passé
; le peintre se fait l'égal de l'évocation qu'il magnifie, le double d'une
matière en mouvement qui fige la perte, exorcise le néant ; quelqu'un
d'autre parle, une autre voix se fait entendre au creux même de l'oeuvre
peinte (une chose qu'exprime un trait d'infortune, une déviance chromatique)
- il y a trop de signes, trop de matière - dans ce rituel qui a quelque
chose d'infernal, d'inextinguible ; un feu, un jeu, que la mort joue,
à travers l'artiste, avec la matière : une peinture-dibbouk, comme le
comédien dans le théâtre de la Mort de Tadeusz Kantor, qui, à travers
l'expression corporelle, transmet la réalité de l'esprit d'un mort, se
fait l'instrument d'une âme errante "comme si un fantôme s'était emparé
de lui" : "Ici, il y a quelque chose du Dibbouk. Le personnage du Dibbouk
m'a beaucoup intéressé. C'est une Juive, qui intrigue son entourage. Tout
le monde la connaît, mais elle ne reconnaît personne parce qu'un mort
est entré en elle. Un mort - c'est la foi juive", confiera Kantor à la
fin de sa vie. Dans le dédale de la Cartonthèque, la mort rode, qui possède
un visage bien connu…comme si la présence de Tadeusz Kantor était
emprisonnée dans l'espace du tableau. Possession, exorcisme : territoire
familier.
Dictionnaire
des Arts Plastiques, Modernes et Contemporains. " Dans le tragique de l'expressionnisme, il introduit la symétrie. Ses icônes sont peintes pour le seul goût de la peinture. Les formes, les objets, les écritures ne sont que prétextes. Sur fond de buisson ardent, le feu prend, gris encore et fuligineux, la flamme, n'a pas éclaté. Des pyramides avec ou sans degrés, des ogives, des graphies oubliées, des carrés ou encore d'autres géométries, signifiantes celles-là : l'œil de Dieu dans un triangle, la croix… écrasée par une étoile rouge, une entrée de tunnel qui pénètre dans un plan d'huiles foliacées, ou le monde en fusion, sphères en flammes, rideaux de feu. Tout naturellement, il est amené à traiter de l'enfer, en rouges, orangés et bleus, les flammes, encore, montent, enserrant les âmes…avec ses langues de feu, toujours. Ou de la roseraie maléfique, variant bleus e violets en formes retombantes avant de se faner….le feu est toujours présent en arrière de formes florales sobres, dressées comme des grilles de fer forgé. "
Exposition
"La chute de l'ange", Galerie Askeo, Paris, 1996 Un équilibre précaire et cependant costammement maintenu entre le geste ample et délibéré et des coulures aléatoires paradoxalement maitrisées: telle est la performance de cet artiste polonais. Ses ouvres toutes ou presque intitulées "La chute de l'ange", ont des accents incendiares. Eruptives et cosmiques, elles éclatent comme des bûchers embarasés. Cette peinture spectaculaire semble néamoins ne pas chercher l'effet. Elle se déverse dans l'espace comme une coulée de lave. Exposition
Galerie Nicole Ferry 2000 C'est
ainsi que les planètes s'en sont allées vers d'autres galaxies. Elles
ont quitté celle de Korczowski. Elles ont suivi un autre chemin, une autre
destinée. Le noir et le gris ont recouvert ou cerné les couleurs lumineuses,
les oranges, les rouges. Les signes, triangles, croix, cercles parfaits
ont disparu, engloutis dans des spirales végétales, recouverts par les
feuilles d'un arbre de vie torturé. Le feu purificateur a totalement consumé
les toiles de l'artiste. Des cendres renaît un monde qui se remet peu
à peu en place. Fascination dans le deuil, étourdissement de la nostalgie,
ivresse de la mélancolie. Au travers des filons charbonneux, des fleurs
décaties et des branches contorsionnées apparaît de-ci, de-là, un petit
accès à la lumière des lointains. L'espoir n'est pas perdu. Bousculé,
chahuté, un nouvel ordre en état de gestation tente d'émerger.
Force
est de constater que la peinture est ici chemin de passage, passage pour
accéder à la vérité, au renouveau. Pour cela, Korczowski va au fond de
lui-même. Itinéraire complexe, violence du geste, ardeur sourde, impitoyable
et solitaire. Il saigne toujours bidons et tubes d'huile mais aussi son
corps, son cœur. Et si l'artiste éprouve une certaine solitude à
peindre c'est parce que, face au tableau, il est seul et finalement heureux
de l'être, même s'il est "horriblement seul". Car bien sûr, attirance
et répulsion fusionnent, s'épousent, s'accouplent même dans ses toiles,
comme un état de grâce, une source de création, d'inspiration. Korczowski
se dégage alors de toutes les références pour n'écouter que ses pulsions,
ses désirs, ses passions, ses démons, ses peines ou ses joies. Et dans
le désert qu'il parcourt, il n'y a pas non plus de repère, il n'y a que
la voûte céleste de son imagination qui écrase ou qui protège, qui oppresse
ou qui rassure. De la densité tapageuse à la transparence douceâtre, toute
la démarche de Korczowski va de la matière à l'ineffable, de la force
contenue à l'explosion, à la libération d'un paysage mental éprouvé lors
d'un voyage au bout du monde, au tréfonds de son âme.
Exposition
au Centre Municipal d'Art Contemporain, Gennevilliers, 2000
Le XXe siècle agonise. Enfin ou hélas.(Mon siécle à moi). Le siècle des
belles inventions et des destructions massives, de la liberté et du totalitarisme,
de Kazimir Malevich, Witkacy, Bruno Schulz, Tadeusz Kantor et aussi, de
Mauthausen. Exposition "Rétrospective", Institut Polonais, Paris, 1998 Muriel
Carbonnet Peur
du feu, Bogdan Korczowski ? Certes pas. Il en nourrit son oeuvre. Un incendie
ravageur consume ses tableaux depuis 1984 avec la même vigueur artistique.
Une lave bouillonnante, véritable raz-de-marée chromatique, déferle de
toiles en toiles. Rien ne peut arrêter son flot coloré, cannibale, ravageur
de ténèbres.
La violence de son geste pictural explose en pépites enflammées comme une météorite, faisant éclore tour à tour astres, totems ou alphabets énigmatiques, tour à tour dévorés de matière ou surgissants d'un chaos de couleurs. Des cendres incandescentes font vibrer son oeuvre cosmogonique aux épaisses coulées de couleurs et de noirceur. Jaillissent des feux d'artifice en empâtements, des planètes inconnues, explorées de son seul imaginaire. Naissent des univers mentaux, des spirales infernales qui triturent l'âme. Espace-magma saturé et masses ovoïdes échangent sans cesse leurs positions, alors que quelques lettres, griffures, jeux d'opacité et de transparence contrarient toute immobilité. Une oeuvre illuminée. Eclats
luminescents, efflorescences étincelantes nés de l'intention du geste.
Les dépôts lourds et chargés de couleurs envahissent les toiles. L'inondation
se propage, se généralise. Les signes ou les objets célestes éprouvés
par le débordement sont alors traqués puis engloutis, perdus puis sauvés.
Des parcours suintants de couleurs s'inventent, se défont, réapparaissent
sous la matière et sont engloutis à nouveau. Les empreintes colorées dérivent,
les vibrations chromatiques s'entrechoquent. La sensorialité éruptive
serait crépitante, jaillissante si la peinture n'était pas silencieuse.
Mais chez Bogdan Korczowski, il est impossible de ne pas entendre des
grondements de ces coulures de sang. Sa peinture s'embrase.
Des
signes fugaces, des langages mystérieux, secrets et initiatiques se sont
inscrits çà-et-là au gré des voyages de l'artiste, voyages sacrés dans
le temps, l'espace et la mémoire. Véritables vagabondages chamaniques.
Ils ont resurgi d'un passé lointain, de civilisations oubliées. Triangles,
croix, cercles parfaits englués de couleurs. Le temps imprégné dans chaque
lieu visité s'est figé dans la peinture qui capture et retient l'existence
à l'instant même où elle a déjà disparu.
Ange
dévastateur, écrabouilleur de matières, cracheur de couleurs flamboyantes
: du rouge, surtout, à pleine peinture, et puis du orange, du jaune, du
bleu métal, du noir intense, Bogdan Korczowski aspire passionnément à
la carnation, toujours différente, changeante, éclatante, luxuriante.
Le rouge se retrouve presque inexorablement de toiles en toiles : mouvement
en soi, couleur sans frontière, typiquement exubérante et riche. Elle
agit intérieurement comme une teinte vivante, agitée, qui donne l'effet
d'une énergie, d'une intensité. Le bleu est de plus en plus présent dans
ses dernières oeuvres. Profond, il nous attire vers l'infini et éveille
la nostalgie du Pur et de " l'ultime suprasensible ". Pour cela, l'artiste
saigne bidons et tubes d'huile. Il broie ses pigments avec violence. Ses
couleurs suintent de ses toiles en larmes, en torrents de lave. Une véritable
ivresse chromatique.
Exposition
galerie Selmersheim, Paris 2002, Gaëla
Le Grand Les pièces vont s'agencer, pour reconstituer, peut-être, le corps unique, primordial, d'avant la décomposition, d'avant la dissection, d'avant la dissociation. Ou résister à l'agencement. Optons pour la première attitude. L'œuvre n'est possible, le sentiment esthétique perceptible (à moins qu'il y soit question de métaphysique...) que par et dans la série : série visuelle de morceaux de corps, pris dans la masse indistincte et informelle de la totalité des corps. Mais nulle question ici de " planches anatomiques ", le corps, en sa partie choisie, est apprêté, décoré, pour un rituel qui consacre le moment postorgasmique, d'après la consommation. Magie de l'œil, qui se plaît à réinventer ces corps faits-pour-plaire, à la lueur d'un désir brutal. Que se passe-t-il au terme de cette alchimie ? On chercherait en vain à cartographier la vie fantasmatique du peintre, car le foisonnement de son imaginaire déjà nous déroute. Le Nu est dépassé, subsumé ; il ne s'agit plus pour Bogdan Korczowski de dévoiler une ligne de fuite du regard qui s'exercerait à découvrir un corps, à dénuder, à faire apparaître, mais il est plutôt question d'une collision, de fragments de vie, de discours, de réels. Nous sommes dans l'anticatastrophe, ou la catastrophe à rebours, s'il est vrai que ce mouvement est celui qui consiste à donner à voir. Car ce qui doit être vu a déjà été vu : présence de figures connues, de personnages, d'héritages, de traces, d'inspirations, la peinture, la couche de peinture, que le peintre court-circuite pour lui adjoindre une autre forme, morceau de corps. Là où dans d'autres séries, l'érotisme, la chute sont de miroirs, clin d'œil au grand inspirateur, au mage décadent polonais, Witkiewicz. Erotisme, imaginaire, folie. Ou la monstration du désir dit autre chose que le désir, et nimbe d'un voile obscur le geste de l'artiste. Après avoir joui de l'objet, on le détruit : c'est l'équation de cette série de tableaux. Collage de formes également, entre peinture et photographie, pour créer un nouveau support, l'instantané du cliché photographique faisant irruption dans l'éternité de la peinture conçue comme peau de l'œuvre. Blasphème, provocation, ce qui est l'équivoque de l'art, son indétermination, son scandale, entre mémoire intime de l'artiste et mémoire universelle de la différenciation. Là où les corps sont mis en pièces, les regards le sont également : la série vue dans sa totalité (l'installation fonctionnant comme une somme de séries d'inspirations diverses, de corps divers), à partir d'une certaine distance, occulte la signification même de chaque pièce : la pièce de corps rapportée, corps étrange, corps en excès, de la réalité, corps en défaut, de la peinture. Le peintre crie alors : pas assez de corps. A celui qui s'approche de chaque tableau, laissant de côté l'univers sériel d'une peinture incarnée, la disposition murale, qui accommode son regard à l'unité de la pièce, c'est le morceau de nudité qui apparaît, envahissant tout l'espace pictural. Destruction du regard de spectateur. Distorsion du regard, écartelé lui aussi , comme le corps de la femme. N'est-ce pas pourtant la distance qui implique la subjectivité de l'être-vu ? On peut hésiter. De loin, je reconnais l'artiste comme sujet de son œuvre ; de près, j'ai du mal à reconnaître quoi que ce soit : les codes sont brouillés, les identités démultipliées, tronquées, usurpées : est-ce le corps morcelé de la femme qui se joue de notre furie-à-voir , de l'embrasement de notre œil, ou celui de l'orchestrateur de cette danse étrange ? Les pièces alors peuvent s'animer sous un regard scrutateur et inquisiteur, pour célébrer le chant du peintre, sur l'autel de la mémoire retrouvée à l'infini. C'est belle et bien une danse, un chant haut et lointain : la peau est lisse, le corps tendu à l'excès, pas de plis, pas de contours qui ne soient laissés au hasard du regard . Et pourtant, c'est toujours la même oscillation entre occultation et monstration, dissimulation et apparition. Dislocation du Nu : il n'est plus question du corps de la femme, support de la contemplation et du ravissement, il est question de la femme en tant qu'elle est mise en pièces, disséquée, dans la pluralité de ses apparaître successifs, de ses habits, de ses appâts, de ses moments, de ses humeurs même, de ses apprêts. Erotisme à rebours : la femme reconstituée, à la faveur de ces clichés de courbes dispersées, est le corps féminin tout entier, ou la vacuité de chaque corps, son absence, son manque-à-être. Percée dans l'existence du corps où le faire-corps se situe entre le rêve, la jouissance et la mort. Pas de visages, pas d'yeux, l'idôle se substitue à l'icône. Plasticité faite de peau tendue ; sans yeux, la peau est montrée comme métaphore du corps, la peau comme corps sans-les-yeux. Pas non plus de vis-à-vis, pas d'échange, ce qui est mis en pièces n'est plus dans le discours, la parole échangée, la promesse, mais dans la pure présence, sans distance. Destruction de la vision, carcan du regard, dans le tourbillon de la série, et la perte du point de vue. Subversion de la peinture ici pour un moment. Monstration désincarnée, car désubjectivée à l'extrême, sous le coup d'un sexe absent - ou le sexe conçu comme l'extrémité de la peau, la surpeau. Bogdan Korczowski dit le caractère irreprésentable de la distance, du regard et, dès lors, l'impossibilité de peindre un visage, d'accoucher d'un portrait. Ce qui se dérobe peut néanmoins être capté sous la forme du dessaisissement, du rapt, être investi d'un surplus de réalité, de nudité. Nous sommes dans l'épiphanie du corps, corps désiré, puis déconstruit, sous l'angle de l'esthète. Dérision provisoire, celle du fond, puis celle du modèle, et hommage en même temps. C'est une superposition de couches, mortelle / immortelle, qui inaugure une inversion des formes, ou plutôt une élévation - sacrilège - du corps impropre ( de l'idôle) au statut de l'icône : immortalité du Nu-mis-en pièces, éternité du corps mis-en-scènes. Nous sommes à la limite, dans l'informulable. Ce qui demeure, c'est le tiraillement de la forme, l'éblouissement : c'est l'image, sur la rétine, acerbe, de ce qui meurt-au-regard, ce qui dépasse l'être-là du corps, l'évidence du désir. Nouveau corps, devenu-peau. Nouvelle peinture, devenue-chair. Exposition
Arsenal, Poznan, 1999 Bogdan Korczowski ne peint pas des tableaux, il crée une cosmogonie. Ses tableaux sont comme des planètes brulantes ou froides, composés du sang, du feu, des cendres.De tous émanent un mystère, une énigme que le peintre- chaman essaye de déchiffrer pour ses contemporains. L'ensemble de son oeuvre chante ce qui parait ètre possible, un hymne à la vie décapitant l'hydre de la souffrance. Il travaille à ses toiles comme s'il cultivait une terre stérile, creusant dans sa mémoire pour en extraire l'essentiel. Commençant par une gamme réduite de couleurs, il joue avec la transparences, l'opacité -l' ardeur des couleurs- il secoue les degrés de rassasiement et de cette facon réussit à remplir ses tableaux d' une surprenante force vitale. - Certains des tableaux exposés ici font penser aux corps célestes. D'où te vient cet intérêt pour le cosmos ? La plupart des tableaux de cette série comprend des formes pointues, des pyramides, des étoiles... En revanche, dans mes travaux sur papier, il y a beaucoup de formes ovales. Mais partout il y a un bout de ciel. J'ai une obsession pour les formes pointues, les montagnes touchant le ciel, et les nuages. Je suis également attiré par l' azur ensoleillé, et le ciel nocturne rempli d' étoiles. D'une manière générale, tout dans l'univers est "arrondi" et "pointu" dans le ciel. Et même si le pointu indique des directions dans l'univers, l'univers comme tel est rond. En outre dans les études scientifiques sur la profondeur de l'univers, sur la question "où est l'extrémité de l'univers ?" Nous arrivons à la conclusion que tout tourne en rond. L'univers est probablement une sphère.Le passé, le présent et le futur coexistent. Kurt Vonnegut, un auteur contemporain américain, a dit au sujet de la peinture :" il suffit de voir un million de tableaux pour ne plus se tromper". Oui, mais d'abord il faut voir ce million de tableaux... Il a également dit quelque chose d'extraordinaire au sujet du temps. Pour lui, le temps est quelque chose de stable, il est comme les montagnes. Nous regardons une chaine de montagnes: c'est le temps matérialisé, mais notre perception de ce temps est limitée. Dans mes tableaux, j'essaie de montrer la stabilité du temps. La peinture est un écoulement du temps, mais simultanément le temps y est fixé. Il constitue un "enregistrement" sur mes tableaux. - De quelle manière ? Le moment essentiel dans la création, qui peut durer quelques secondes, quelques minutes, quelques heures, devient éternel quand il est fixé dans un plan, une forme, un déplacement naturel de la matière, une ombre. En même temps, dans la plupart de mes tableaux, il y a une technique de noircissement. Même dans les tableaux récents, j'essaie de créer une impression de vieillissement prématuré. Peu importe si le tableau a trois jours ou vingt ans. Ce qui est important, c'est de sentir le temps qui y est dissimulé. À de tels moments, nous retrouvons notre place, c'est ce qui me fascine. Le temps qui passe, qui nous entoure, c'est vraiment quelque chose d'extraordinaire. Le couché de soleil est magnifique, mais cela ne dure qu' un instant. Mais moi, j' ai quand même réussi à fixer ce moment. - Tu prétends avoir une mémoire obsessionnelle des choses. Et, en effet, la mémoire s' inscrit constamment dans tes tableaux. Tu dis que tu veux fixer le temps, mais ne peux tu pas graver, en même temps, la mémoire ? Et les signes qui apparaissent dans tes tableaux, ne deviennent-ils pas, en quelque sorte, les métaphores de cette mémoire ? Nous sommes tous entourés par des signes. La peinture est la seule valeur unique, absolue dans l'esthétique visuelle. Les signes existent dans tous les tableaux, depuis toujours , à commencer par les premiers dessins faits par les peuples primitifs, au fond des grottes. C'est toujours la même histoire. Le peintre est quelqu'un qui exprime les fragments de réalité lui traversant l'esprit. Il ne s'agit pas ici de l'illustration de la réalité,mais de l'inscription qui illustre son présent, son passé ou son avenir. Ma création de peintre a quelque chose du chamanisme.... Je suis, en quelque sorte, le sorcier de mes pensées....Dans ma peinture, je suis entouré par mes propres signes. Naturellement ces signes viennent de notre culture... Je suis né en Europe centrale, je viens d'un continent multiculturel: les croix et les étoiles de David sont des signes qui me sont familiés et que je me suis permis d' utiliser. Ce sont les signes de ma mémoire... - Néanmoins, il existe à l'intérieur de tes tableaux, une construction objective... quelque chose d' invariable. Tes travaux englobent des périodes, se présentent en série, malgré cela, chaque tableau contient certains signes comme des hiéroglyphes, des planètes, l'expression des couleurs...Tous ces signes composent ensemble un équilibre général dans ta création, un certain subjectivisme, que tu places sur les toiles avec une obsession permanente... Absolument. Il y a ici une obsession, un subjectivisme puisque cela vient de moi. Dans mon travail, je ne suis pas l'exécuteur d'une demande, je crée une oeuvre qui est unique, entièrement subjective. Je mène une sorte de dialogue,de communication avec moi-même. Cette communication est très abstraite. Mon monde intérieur est quelques fois détaché de toute réalité. Il y a récurrence de signes parce que c'est mon esprit et ma main qui "écrivent" les couleurs. Cette écriture particulière est une sorte de monologue. Je me raconte des histoires dans une langue inconnue, une langue faite de couleurs, de signes, de traces, de matériaux, de dessins. Si quelqu' un arrive à déchiffrer cette écriture, tant mieux! - Ton atelier est rempli de tableaux: j' aimerais que tu nous dises comment tu travailles...Tu peins souvent sur plusieurs toiles en même temps, comme si tu craignais de ne pas avoir assez de temps pour tout dire... Il
existe une urgence absolue puisque nous devons mourir. L'Homme est le
seul être conscient de sa propre mort. Je voudrais faire mon dernier tableau
aussi tard que possible, mais je n'ai pas de temps à perdre. En même temps,
je suis très paresseux. Je fais toujours plusieurs choses à la fois pour
me convaincre que je ne le suis pas...Parfois je tourne et retourne une
idée de nouveau tableau pendant si longtemps qu' enfin j' éclate ,et,
c'est à ce moment là que je me jette dans le travail avec fureur et énergie.
- Certains de tes tableaux évoquent le voyage. Le voyage dans l'espace
et dans le temps. Plusieurs d' entre eux se rapportent au temps et, avant
tout, à la mémoire. Dis-nous quelque chose de ce rapport à la mémoire... - Alors on peut dire que tes tableaux, composés de toile et de peinture, sont également faits de la matière qui s'appelle la mémoire. Oui, c'est une matière plastique. Je ne parle pas ici de manipulation, c' est une autre histoire. La mémoire se manifeste dans les souvenirs. J'ai été touché par les photos-satellite montrant des nuages et tempêtes sur notre planète. On voyait un cyclone. Cela a été, pour moi, une sorte de révélation créatrice comme la présence des montagnes sur la lune, découverte par Galilée. Naturellement tout ceci existait longtemps avant Galilée et moi. C'est ainsi, qu' à certains moments, j'arrive à la conclusion que mon passage est quelque peu tragique puisqu' il n' a aucun sens. - Certains de tes cycles sont un hommage à d'autres: Kantor, Galilée.... Mon maître spirituel est en effet Tadeusz Kantor. Il est celui qui m'a montré comment il faut procéder pour être artiste. J'ai été fasciné par son art car la mémoire et le passé sont deux dimensions obsessionnelles dans son travail. Pour lui, la vie était une sorte de poubelle. Et c' est dans la poubelle qu' est le plus grand trésor de l'humanité. En ce qui concerne Galilée, il était un magicien qui est devenu un grand scientifique. Il a rendu l'univers moins sacré, en découvrant sur la Lune, des montagnes, de la poussière et des pierres : il a réintégré la Lune au reste de l'univers. Galilée a, ainsi, montré que la Lune n'est pas si différente de notre Terre. - Actuellement, quel est ton rapport avec la Pologne et surtout avec Cracovie ? Aprés plusieurs années d'absence, j'ai le sentiment de n' avoir jamais quitter Cracovie... Et grace à cette mémoire qui m' accompagne constamment dans mes voyages, je reste toujours dans les rues de Cracovie. C' est un bon côté de notre passé. Le lieu de notre naissance demeure quelque chose de sacré et important. Il stimule nos vies. J'ai eu la chance de pouvoir faire mes premières études artistiques à Cracovie. C'est une ville très "méditerranéenne", la seule comme ça en Pologne. Cracovie a été une ville cosmopolite et multiculturelle tout au long des âges. Et c'est une des rares villes de l'Europe centrale qui a su garder presque intactes les traces de ce passé . Un voyage à Cracovie, c'est comme un voyage à Venise. Vous marchez le long des rues et vous vous retrouvez dans le passé. Partout où je suis allé à travers le monde, j'ai toujours eu le sentiment de me promener dans les rues de Cracovie. J'aime ce genre de chaîne entre les choses, chaque endroit y est un maillon. Je pense que mon obsession à propos de la matière résulte également du fait que je suis né à Cracovie. Je suis né dans les murs d'une ville qui cultive ses racines dans les restes de son passé. - Tu parles beaucoup du passé mais peu de l' avenir? Comme a dit Hrabal "Will be what must be". Le futur viendra, ceci est sûr. C' est seulement en travaillant dans le présent, tout en prêtant attention au passé, que nous pourrons construire le futur d'une manière positive. - Es-tu fataliste ? Je suis réaliste. Je suis horrifié quand je pense à tout ce que font les hommes pour anéantir l'avenir de l'humanité. Copyright© |