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Maria Stangret & Bogdan Korczowski

"Tadeusz Kantor et après..."

Collegiale St-Pierre-Le-Puellier
Orleans 2000

Maria Stangret-Kantor et Bogdan Korczowski à Cricoteka à Cracovie

 



 

catalogue

L'immortalité de Kantor
Entre héritage et filiation

Textes de Gaëla Le Grand

Exposition Maria Stangret/Bogdan Korczowski
"Tadeusz Kantor et après.."

Collégiale Saint-Pierre-Le-Puellier,Orleans 2000

Exposition, orchestrée sous la forme d'un dyptique, matérialisée sous la forme d'un emballage, présente deux oeuvres picturales contemporaines et vivantes qui sont des métaphores, aiguisées en leur point le plus sensible, de l'univers de Tadeusz Kantor.

Maria Strangret : avec Tadeusz Kantor

Celle qui fut l'une des plus proches collaboratrices de Tadeusz Kantor au Théâtre Cricot 2 par son activité de comédienne, celle qui participa activement, dans les années 60, aux emballages vivants, pour se faire le modèle de ce rituel libéré de toute symbolisation, de cet acte pur, ostentatoire, possède, en plus, une oeuvre picturale personnelle, alimentée par une expérience artistique incomparable et menée en accointance avec le travail pictural et scénographique de Tadeusz Kantor. Ni Muse, ni ombre, Maria Stangret nous offre ici quelques-uns de ses bijoux, qu'elle a travaillés à Cracovie ou à Hucisko, dans cette maison d'artiste élevée d'après les plans de Tadeusz Kantor, lieu d'exposition de l'un des "miracles" artistiques de notre siècle, La Chaise de Kantor ; autour de Maria Stangret, l'art est partout, nimbé d'une sensualité ombrageuse, insaisissable comme un grand vent, subtil et doux, que la couleur - pigments écrasés sur la toile - de sa tonalité automnale, agrémente d'infimes sensations, de saveurs délicates et "aurorales", disséminées ça et là. Un oiseau sur une branche friable, prête à se fendre sous le poids du souvenir, mais avec cette exacte mesure des forces qui habitent l'espace, l'équilibre à chaque fois retrouvé, la création gratifiée et reconnaissante. Des fragments de paysages, ravivés à la faveur d'un geste pictural, des morceaux de vie, emprisonnés à l'intérieur de la toile, comme dans Le Tableau, Le Jeu d'échecs, Les feuilles d'un cahier ou Les flêchettes : La classe morte n'est pas loin, et avec elle la ronde enfantine et le tournoiement de formes indissolubles et mouvantes. La présentation des oeuvres de Maria Stangret, placée sous le signe de la mélancolie, donne à voir également des créations revisitées, à l'ombre de l'expérience passée, comme l' Hommage à Anne Frank, où, comme le rappelle Wieslaw Borowski, "tout est encore plus irréel : les roues du vélo tordues dans tous les sens, à peine distinctes, comme des rubans d'azur effilochés, flottants dans l'air ; une silhouette à vélo difforme, frôlée par des taches de couleurs, perdue sur le fond, elle n'est plus qu'un souvenir lointain, hallucinatoire de sa légende tragique". Quand le souvenir ouvre une blessure sur le monde, magnifiée et bouleversante de synchronie avec notre propre présent désincarné et sans mémoire, alors s'engouffre la pesanteur de l'amnésie créatrice. Ou alors, ce sont des oeuvres simplement surimposées au présent de la contemplation, comme Les Fenêtres, dont on ne sait si elles ouvrent à un autre espace, ou si elles ne font que perpétrer le même enfermement plein de langueur. Quant à cette branche, coupée en son élan, qu'elle présente, avec en guise de feuillage, pointé vers l'éternité, un message écrit, en hommage à Tadeusz Kantor, gageons qu'elle n'en finit pas de s'étendre, pour gagner notre espace mental et nous mener aussi haut que l'ambition de Kantor nous l'a fait pressentir. Ramifications, mouvements, flots jamais vaincus, balancements éthérés sont là pour nous rappeler que la création artistique n'est pas tributaire de l'événement, que l'Art n'est pas contingent, même s'il est effectué selon le plus grand caprice - arme de la liberté souveraine et étendue à ce qui ne s'atteint pas - mais nécessaire, vital, parce que indépendant et autonome, comme la matière qu'il convoque et travaille.
Maria Stangret est là pour capter les absences au présent, et pressentir les fluctuations de notre enfance, retrouvée à volonté dans l'espace pictural.

Bogdan Korczowski : après Tadeusz Kantor…
La Cartonthèque : clin d'oeil à la Cricothèque

Bogdan Korczowski est avec Tadeusz Kantor ; il vit avec l'effusion du spectacle, qu'il retranscrit en touches de feu, il vit avec le mouvement ininterrompu, qu'il emprisonne en des formes circulaires, le plus souvent fermées, il vit avec la violence contenue et matérialisée, qu'il traduit en traces d'éclatements, en signes défunts (l'Etoile/La Mort), il vit avec la réalité déchue, qu'il capte en supports quotidiens. Le carton succède à l'espace de la théâtralité, mais la finalité est la même : libérer la matière, ou plutôt l'élever au rang de vivant. La peinture vit alors par elle-même, elle se meut en ses propres formes, se nourrit de sa polychromie de chair ; enfin elle possède sa propre carnation, sa propre énergie ; enfin elle accède à la rupture d'infini : l'oeuvre d'art. Des couleurs, des traces, des creux, des bosses, des écoulements, des flamboiements, des embrasements, des signes graphiques enchevêtrés (mots, lettres) du feu des serpents, des ronds pleins, des lignes en zigzag, des fleurs en suspens, des anges, qui chutent, et deviennent cendre, des fantômes, des univers en mouvement, des éclipses, des planètes, des explosions, des écoulements. Une langue de feu, ou la lave de l'imaginaire en fusion, ou une éruption sensuelle, qui n'oublie rien, semble retracer les méandres brumeuses de notre passé ; le peintre se fait l'égal de l'évocation qu'il magnifie, le double d'une matière en mouvement qui fige la perte, exorcise le néant ; quelqu'un d'autre parle, une autre voix se fait entendre au creux même de l'oeuvre peinte (une chose qu'exprime un trait d'infortune, une déviance chromatique) - il y a trop de signes, trop de matière - dans ce rituel qui a quelque chose d'infernal, d'inextinguible ; un feu, un jeu, que la mort joue, à travers l'artiste, avec la matière : une peinture-dibbouk, comme le comédien dans le théâtre de la Mort de Tadeusz Kantor, qui, à travers l'expression corporelle, transmet la réalité de l'esprit d'un mort, se fait l'instrument d'une âme errante "comme si un fantôme s'était emparé de lui" : "Ici, il y a quelque chose du Dibbouk. Le personnage du Dibbouk m'a beaucoup intéressé. C'est une Juive, qui intrigue son entourage. Tout le monde la connaît, mais elle ne reconnaît personne parce qu'un mort est entré en elle. Un mort - c'est la foi juive", confiera Kantor à la fin de sa vie. Dans le dédale de la Cartonthèque, la mort rode, qui possède un visage bien connu…comme si la présence de Tadeusz Kantor était emprisonnée dans l'espace du tableau. Possession, exorcisme : territoire familier.
Les oeuvres de Bogdan Korczowski présentées ici sont le signe d'une reconnaissance, avec, et par-delà la présence de Tadeusz Kantor, d'une certaine éternité : les pièces de la Cartonthèque sont offertes à l'oeil, avec vigilance et respect, elles sont une invite, sous la forme d'une provocation à l'éphémère de la matière et à l'éparpillement des corps que consacre notre siècle - car elles volent le feu sacré de l'histoire, du temps interrompu - sous la forme d'une hostilité à la fausseté, à porter un regard neuf sur notre réalité, comme si la matière mise en mouvement, libérée du poids de l'insolite, arrachée à l'absurde, possédait ce surplus de réalité qui, souvent mis en défaut, nous fait désespérer de notre condition et de notre finitude. Si le peintre s'éclipse devant la silhouette ombrageuse et outrageuse du maître, il sait, à l'instant du geste et de l'inscription, s'affranchir de la pesanteur de la Mémoire, la mettre en couleur pour mieux la conjurer, la mettre en pièces pour mieux la glorifier : des lambeaux de visions saturés d'objets qui se dérobent ou se délitent sous nos yeux consumés, de signes qui s'incarnent dans la chair du geste pictural, une chatoyance douloureuse, une extravagance graphique, c'est ce que nous propose l'espace mouvant et maléable de la Cartonthèque, pour nous ravir à notre propre corps et nous ramener à la conscience de notre propre dissolution dans un passé qui nous absorbe, nous trahit et nous obsède.

Texte de Gaëla Le Grand ,Catalogue : "Tadeusz Kantor et après.."
Exposition Collégiale Saint-Pierre-Le-Puellier,Orleans 2000


Exposition Maria Stangret- Bogdan Korczowski

Texte de Jean-Pierre SUEUR Sénateur du Loiret

vice-président de la commission des lois du Sénat, ancien ministre.


Exposition Maria STANGRET/Bogdan KORCZOWSKI

3 novembre 2000

Collégiale Saint-Pierre-le-Puellier Je suis très heureux de participer ce soir au vernissage de cette exposition consacrée à Maria STANGRET et à Bogdan KORCZOWSKI, dans le cadre de l’hommage que la Ville d’Orléans a voulu rendre à Tadeuz Kantor, 10 ans après sa mort. Nous n’avons pas voulu faire, de cette hommage, un objet compassé, stérile, et pour tout dire un peu mort. Nous avons souhaité, au contraire, montrer combien l’œuvre de Kantor reste vivante, combien son travail sur la mémoire, sur sa mémoire et sur notre histoire, pouvait toujours être actuel. C’est ce « retour » permanent qu’il recherchait dans ses multiples œuvres de dramaturge et de plasticien et que nous avons recherché à notre tour.

Comment donc ne pas montrer, à l’occasion de cet hommage, des oeuvres d’artistes qui ont cherché, eux aussi, à retourner sur leur mémoire et sur notre mémoire. Ce projet était d’autant plus justifié que certains artistes se sont également inspirés de Kantor, comme médiateur, comme catalyseur, pour élaborer une œuvre personnelle.

C’est pourquoi, l’Institut d’Arts Visuels a accueilli, aux mois de septembre et d’octobre, des installations de Bruno WAGNER, consacrées à Tadeuz Kantor. C’est pourquoi, au début du mois de novembre, la Collégiale Saint-Pierre-le-Puellier expose des œuvres de Maria STANGRET et de Bogdan KORCZOWSKI, deux artistes polonais aussi attachés à Kantor qu’ils le sont à la France.

Maria STANGRET, nous la connaissons. Elle est, en effet, venue à Orléans, au mois de septembre dernier, à l’occasion de l’inauguration des deux expositions consacrées à Tadeuz Kantor, dont elle fut la compagne pendant plus de trente cinq ans. Elle accompagna les créations théâtrales de son mari, devint actrice, mais n’abandonna pas, pour autant, sa première passion, la peinture. Kantor et elle ne se sont-ils pas rencontrés à l’école des Beaux-Arts de Cracovie, alors qu’il y enseignait et qu’elle y suivait des cours ?

Ce destin commun explique les parentés qui existent entre leurs œuvres. Certaines techniques sont communes, comme l’utilisation de la troisième dimension pour prolonger le tableau dans notre réalité – ici par un morceau d’arbre - ou pour donner au tableau un prolongement dans notre monde. On peut aussi voir certains clins d’œil également à l’œuvre de Kantor, comme le parapluie blanc, alter-égo féminin du parapluie noir de Kantor.

L’œuvre de Maria STANGRET joue donc avec l’œuvre de Kantor, parfois le sourire en coin. Mais son œuvre est aussi empreinte d’un ton personnel, assez mélancolique, à l’instar de la série des fenêtres, qui nous renvoient au monde de l’enfance, à un passé qui s’efface et que nous cherchons à conserver, sur lequel nous retournons sans cesse. L’enfance, avec ses rêves, ses longues journées passées à chercher, à travers la fenêtres, les vibrations du monde, l’enfance parfois brisée, comme celle d’Anne Franck, à laquelle Maria STANGRET rend également hommage.

Le passé, et au premier rang l’histoire de la Pologne et de l’Europe depuis un siècle, sont aussi présents dans l’œuvre de Bogdan KORCZOWSKI. La « cartonthèque » fait résonance avec la « Cricothèque », le musée conçu et réalisé par Kantor, à Cracovie, pour rassembler ses œuvres. Ce n’est pas un hasard. Bogdan KORCZOWSKI a été influencé très tôt par l’œuvre de Tadeuz Kantor. Chez les deux artistes, on retrouve cette même attention à l’histoire, à une histoire tragique, et notamment à l’histoire juive de la Pologne.

Bogdan KORCZOWSKI utilise sa « Cartonthèque », comme un écrivain ou un poète pourraient utiliser certains mots privilégiés, comme un linguiste structuraliste décortiquerait les mots, en composant, au gré des surfaces à couvrir, de la disposition des salles, et selon l’inspiration, plusieurs centaines de tableaux peints sur des cartons. Grâce à cette technique, il nous donne à voir une œuvre toujours unique et toujours changeante, faite de bribes d’autres œuvres. Il nous montre ainsi comment l’art peut sans cesse se renouveler, à partir de lui-même, comment les œuvres d’art se régénèrent elles-mêmes.

Pour Orléans, et la Collégiale Saint-Pierre-le-Puellier, il a ainsi puisé, dans sa « cartonthèque », 230 cartons qu’il a agencés pour que l’œuvre soit en correspondance avec les tableaux de Maria STANGRET et avec la nef de la Collégiale. Il a adapté son œuvre, conçue au départ comme un long couloir, mais qui finit par ici par créer un espace original.

La première impression passée, il faut s’approcher ensuite des cartons peints pas Bogdan KORCZOWSKI. Son installation prendra alors une autre dimension. Chaque carton devient un morceau d’une œuvre plus grande, une trace de cette œuvre, comme le dit lui-même Bogdan KORCZOWSKI, un élément des archives de la mémoire. Mémoire du tableau, mais au-delà, également, mémoire de l’histoire. Les éléments semblent surgir du passé, s’imposer au peintre et ne pas respecter les contours du tableau.

L’histoire, qui a marqué Bogdan KORCZOWSKI, est d’abord celle de la Pologne et des juifs de Pologne, exterminés il y a plus de cinquante ans. L’étoile de David, comme certains inscriptions, rappelle le judaïsme. D’autres sont plus anciennes encore, et font référence au chamanisme. Il y a en effet, chez lui, la tentative, inspirée du chamanisme, de donner à nouveau vie aux objets et aux traces mortes du passé. Cette recherche était aussi celle de Kantor, qu’il a connu et qui, comme lui, était originaire de Cracovie. Il était donc particulièrement judicieux d’inviter Bogdan KORCZOWSKI à l’occasion de cet hommage à Kantor.

Je voudrais donc remercier l’ensemble de la Direction de l’Action Culturelle pour l’avoir fait, et Nathalie GRENON pour avoir participé activement à cet hommage, d ans le cadre de la programmation de la Collégiale Saint-Pierre-le-Puellier.

Je voudrais aussi remercier Gaëla Le Grand qui a participé à la rédaction du catalogue de l’exposition.

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