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Bernard POINT : "KORCZOWSKI ET ... PARADOXES"

Franchir la porte de l'atelier de Bogdan Korczowski c'est immédiatement sentir l' odeur antique et presque désuète de térébenthine. J'entre, sans conteste, dans la réalité sensuelle de la peinture à l'huile, et je sais que j'en serai imprégné, nourri. C'est quelque chose de très rare aujourd'hui, de vaguement archaïque, voire pour certains de totalement dépassé. Pourtant après avoir plongé dans cet univers, après avoir constaté que le piège tapissé de couleur et de matière se refermait, monte en moi la certitude que je m'aventure dans une histoire paradoxalement moderne.

La peinture de Bogdan Korczowski avant même d'être regardée, analysée, tableau par tableau se livre dans la globalité d'un environnement saturé de sa propre matérialité. L'encombrement foisonnant de l'atelier, où les peintures se côtoient à touche-touche et souvent se superposent, crée une sorte d'installation à la polychromie contrastée. Je suis englué au cœur d'un magma bouillonnant qui ne ménage ni recul ni sortie possible. Les murs habillés de toiles qui m'environnent semblent une peau faite de griffures, de boursouflures incandescentes, de mystérieuses sédimentations....

La faible distance me séparant des cloisons oblige mon regard à se porter en priorité sur tel ou tel signe, forme, geste pictural, éléments accrochés mais surtout décrochés des grands ensembles toilés tendus sur châssis. Je regarde la peinture de Bogdan Korczowski, contrairement à mes habitudes, en premier par le détail qui m'interpelle, avant de me laisser entraîner dans une lecture plus globale jusqu'à devenir murale. Le paradoxe Korczowski fonctionne comme un grand naufrage où je risque la noyade avant d' y trouver des planches de salut afin de pouvoir construire mon radeau d'où je peux à nouveau redécouvrir l'horizon. La peinture de Bogdan Korczowski est une grande marée houleuse que l'on ne dompte pas mais dans laquelle il faut savoir nager.

Alors, singulièrement, chaque objet/peinture défend son espace intérieur au cœur de cet océan tourmenté. Car si mon regard en gros plan zooume à la surface de la toile parce que l'une de ses parties, l'une de ses croix, l'un de ses triangles a isolé mon attention, c'est pour me laisser la liberté de piloter. Ma navigation interactive se fait aventureuse à la crête ou dans les profondeurs opaques ou translucides de la matière picturale. La singularité de chacun des tableaux ne se livre qu'à condition d'y pénétrer et c'est ainsi que la proximité du regard, par sa myopie obligée m'entraîne dans une contemplation interne plus métaphysique que mystique. Autre paradoxe de Bogdan Korczowski : l'extraverti apparent peint des rituels hermétiques, soigneusement clos sur l'intériorité de leurs mystères.

Bogdan Korczowski affirme que sa " création de peintre a quelque chose du chamanisme " et revendique la liberté d'utiliser toutes sortes de signes de cultures différentes... croix des chrétiens et étoiles de David. Paradoxe encore où l'artiste semble donner des éléments d'interprétation, tout en brouillant les pistes en me laissant - en nous laissant - dans la confusion d'un enchevêtrement de mots, de lettres, de signes... " Si quelqu'un arrive à déchiffrer cette écriture, tant mieux! " Bogdan Korczowski accepte volontiers de se voir démasqué, il applaudit même, mais ne peint que pour lui-même et se retire après le forfait. Cette peinture est infernale et le feu qui la nourrit, s'en nourrit pour la consumer, et ce va-et-vient entre construction et destruction est inextinguible.

Je me souviens, il y a quelques années lors de ma première visite, après avoir surfé de toile en toile, après avoir suivi des traces et après les avoir perdues, je cherchais déjà quelles oeuvres choisir pour une hypothétique exposition, sans pouvoir retenir certains de ses composants, pour en donner à voir l'essentiel.

L'œuvre de Bogdan Korczowski ne se reçoit pas comme une chose en elle-même. Elle travaille sur la mémoire - du peintre - mais aussi du regardeur de cette peinture, puisque le tableau au dire de son auteur " acquiert sa propre vie ". Il s'agit donc d'itinéraires croisés, porteurs et/ou réceptacles de temps partagés et de moments échangés. Cette peinture refuse tout élément d'analyse formelle, tout classement réducteur. Impossible de choisir au cœur de cet univers baroque où les espaces traversés de profondeurs abyssales peuvent brusquement se refermer sur la négation de croisements de surface. Cette peinture engloutit et s'engloutit...

C'est alors que ce jour là, Bogdan Korczowski en cette fin de visite, me montre comme une curiosité de fond d'atelier sa " cartonthèque " ! Je découvre alors fasciné plus de deux cents cartons de format 60 X 80 environ, dressés les uns contre les autres et présentés rangés comme des cartes postales dans des boites à chaussures. L'artiste feuillette avec désinvolture mais aussi passion contenue, cette somme fabuleuse de peintures réalisées sur des cartons d'emballage dont les dos conservent encore leurs inscriptions d'origine. Tout un travail échelonné sur une dizaine d'années aligne en rangs serrés des actes de peinture souvent quotidiens et qui n'ont en commun que l'égalité relative de leur format et la matière de leur support.

Brusquement m'apparaît avec évidence la boulimie de ce peintre qui superpose matières somptueusement illuminées et corrosions griffées, fragilisées de coulures saignantes. L'accumulation, la surcharge obsessionnelle qui, de recouvrement en recouvrement, se laisse pénétrer sur les grandes toiles trouve en ces cartons, littéralement, le support et le matériau d'une collection qui traite à la fois du temps, de la mémoire et de l'espace.

Il me souvient aussi, à ce moment précis, lui avoir dit : " Si un jour nous travaillons ensemble, ce n'est pas un carton, mais tous, que je voudrais exposer ! " D'évidence il m'était impossible d'en sélectionner certains, d'en regrouper quelques uns selon des thématiques incertaines ou des couleurs ou matières prioritaires. La règle de ce travail, l'esprit de ce parcours quasi quotidien à la surface de ces multiples cartons, ne pouvait être que montré globalement afin d'en restituer le sens. Aucun de ces actes n'était daté, interdisant toute tentative de classement chronologique. Nouveau paradoxe chez un artiste qui marque le temps par gestes sériels, mais qui en bouscule l'ordre dans l'abondance inclassable d'une accumulation. Ici, temps et mémoire se croisent en permanence et échangent leurs repères dans des manipulations éphémères et aléatoires.

Aussi, lorsqu'en prévision d'une programmation d'exposition sur l'année 2000 autour de l'idée de " Rencontre ", j'ai mis en relation Stefan Shankland, constructeur de structures dans l'espace, et Bogdan Korczowski, il m'apparaissait que je pouvais espérer voir enfin cet ensemble à la fois disparate et cohérent dans sa totalité et dans l'intégrité de son contenu. L'exposition " Ensemble...séparément " a permis aux deux artistes, de proposer en relation étroite avec l'architecture de la galerie, un extraordinaire parcours à l'intérieur d'une structure et au cœur d'une peinture. La construction de bois conçue par Stefan Shankland se présente comme un grand échafaudage modulaire au format des oeuvres de Bogdan Korczowski. De part et d'autre d'un couloir central habillé seulement du revers des cartons, deux coursives étroites dressent chacune quarante peintures alignées en hauteur sur quatre registres. Grâce à l'intelligence de cette mise en espace, la " cartonthèque " peut présenter un ensemble de quatre-vingt peintures accrochées côte à côte du sol au plafond et de façon aléatoire. C'est par le déplacement physique du regardeur invité à pénétrer au revers de la peinture, mais aussi devant elle dans l'étroit couloir qui la reçoit, que le concept de temps et de mémoire trouve ici son développement dans l'espace. Par ailleurs, si la muralité impose sa monumentalité, c'est par le nombre qu'elle est perçue mentalement plus que regardée, puisque l'absence de recul empêche la vision globale.

Comme j'ai pu le vivre au cours de ma visite dans l'atelier, mon regard en gros plan est dirigé sur l'une ou l'autre des peintures, à l'échelle de chacun des formats. La lecture une par une, sans possibilité de choix comparatif des quatre-vingt peintures est offerte maintenant au visiteur... à chacun d'y faire son marché. Mais si l'étal est imposant il est insuffisant car la " cartonthèque " est composée exactement de deux cent trente-sept pièces ! Stefan Shankland a alors l'idée originale de concevoir une autre structure transformant la salle latérale en réserve de rangement. Sur des étagères, échafaudages montés au centre s'entassent rangés verticalement et horizontalement les uns contre les autres comme des livres, les cartons proposés à la manipulation directe du visiteur. Je retrouve alors les gestes de l'artiste quand dans l'atelier il feuilletait cette abondante collection d'actes picturaux.

Dans le cas présent, c'est au public de vivre directement l'aventure d'une expérience artistique. " Dans la peinture il y a de la matière qui se dégage, elle donne envie de toucher certains tableaux... La mémoire est étroitement liée aux sens. La mémoire a une odeur, un toucher. " déclare Bogdan Korczowski qui dans la générosité d'une volonté de partage, donne au public la possibilité physique de rencontres privilégiées avec la matérialité d'une peinture pourtant arrêtée dans le temps de la contemplation.

Encore un paradoxe Korczowski que ce droit à toucher, à déplacer, à déranger de précieuses icônes brûlées de feux intérieurs, afin de permettre à chacun de les mettre en évidence dans son iconostase personnelle, au risque de gestes maladroits ou iconoclastes. Bogdan Korczowski m'offre - nous offre - le plaisir rare d'une fréquentation sensuelle de sa peinture par sa prise en main afin d'en réaliser charnellement sa prise en corps.

La toute dernière série d'une vingtaine de toiles verticales ( 130 X 100 ) s'accumule sur les murs de l'atelier. Elles sont rangées les unes sur les autres et au fur et à mesure de leur inventaire laissent se découvrir les multi couches de peinture qui de couvrements en recouvrements témoignent d'une énergie nouvelle. La matière picturale coule, descend selon les lois de gravité, singulièrement alourdie de glissements épais ou au contraire vidée de coulures anémiées.

Bogdan Korczowski semble labourer difficilement des sols encombrés de limons fangeux ou entailler contradictoirement des landes arides, profondément ravinées. Cette ténacité à fouailler les champs avec l'énergie du laboureur fait se redresser ces plaines en de fertiles végétations. A vivre le vertige de ce basculement de l'horizontalité à la verticalité il me semble pénétrer dans un univers riche de boursouflures contrastées mais pourtant sans violence car exprimé par de multiples et incessants touchers de pinceaux/passions.

La gestuelle expressionniste de Bogdan Korczowski m'entraîne dans les tourbillons d'une coulée de matière en fusion, tout en m'offrant les plaisirs sensuels mais apaisés d'une délectation chaleureuse... Et ce n'est pas le moindre paradoxe rencontré dans l'œuvre de Korczowski !
Bernard POINT



" La sensualité au végétal " catalogue préface par Muriel Carbonnet-Caumes
Galerie Nicole Ferry,Paris 2002



La nature est le berceau du sublimé et du fantasmé de l'artiste Korczowski.
Son art est comme une parole qu'il croit lancer sur sa toile mais qui finit par essaimer fleurs et bourgeons charnels au sein d'une masse picturale intensément colorée.
Pendant que Korczowski avance dans sa peinture, les boutons s'épanouissent, se dressent, se meurent… mais que veut-il nous faire regarder finalement qui n'est déjà plus ce que nous avons vu ? Peut-être que l'artiste nous parle du temps qui passe ou des femmes qui symbolisent cette sensualité débordante. Un mensonge assumé : ces " Fleurs encore maladroites, froissées. Par la ganse d'hiver du bourgeon. Les femmes se déplissent et s'exposent. C'est le printemps ".
Au niveau cosmique, Bogdan Korczowski ne peut s'empêcher d'érotiser la relation du temps et de l'espace qu'il féminise pour la circonstance, parlant, à leur propos, d'" abstraites amours ", faisant le temps rechercher indéfiniment " la fleur triomphatrice " flottant au seuil de la matrice spatiale, posant, pour finir, ces deux abstractions comme deux miroirs parallèles réfléchissant leurs images à l'infini, rendant bien éphémères les fleurs de l'amour terrestre !
Flux et reflux, inspiration, expiration… on entre dans les œuvres de Korczowski par un parcours utérin graphique que l'on découvre à travers des jardins en fusion… rouges, oranges, jaunes… passionnels et foisonnants. Ses bourgeons, il veut nous les faire toucher, palper. Un éveil au sens. Une invitation à butiner le cœur des entrelacs végétaux.
Une découverte de la sensualité intérieure. Bogdan Korczowski nous enivre : on s'érotise en essayant d'humer les couches de peinture qui rythment l'espace de couleurs vives et de secousses frénétiques. Ainsi, tel un voyeur solitaire, nous faisons évoluer au gré de l'intensité de notre rétine ce jardin d'Eden animé par nos propres désirs ! Une promenade initiatique… " Là, où tout n'est qu'ordre et beauté. Luxe, calme, et volupté ".

Muriel Carbonnet 30 mai 2002

"Le Quotidien du Medecin" 18 fevrier 2000
Daphné Tesson:

A regarder les oeuvres de Korczowski, au milieu de cette confusion de feuilles, de branches, de formes enroulées, de symboles naturels, on pense aussitôt à l' exaltation du monde végétal. Mais les tons violents, roux et cramoisis, la peinture dense et coulante, la profusion d' entrelacs confèrent finalement à ce travail une autre dimension. Il est davantage qu' une simple recherche sur la nature. Tout devient protéiforme, les feuilles se font flammes, les branches êtres humains.
Flamboyance de l' automne ou fournaise de l' Enfer ? On ne sait jamais trés bien.
Il y a quelque chose de mystérieux et d' inquiétant dans cet univers complexe aux multiples facettes. C' est une sorte de big bang violent et vertigineux. Une peinture intense.

Daphné Tesson


"Art Press"nr 112, mars 1987 rubrique "expositions":

"Post-Communication", Galerie L'Aire du Verseau"
texte par Nora Taylor, extrait:

....Korczowski.Les tableaux de ce dernier sont à propos de l'écriture,de la lette au sens propre, de l'alphabet universel.Les enveloppes postales figurant sur les toiles servent de supports géometriques et figuratifs aux lignes manuscrites. Le tout badine avec le jeu du sens/non-sens, car l'ecriture quoique apparente,est illisible. Le Peintre polonais cherche peut-étre la communication orale, mais l'agression de ses symboles suggère un message plus profond,celui de la guerre,de l'exil et de la recherche d'une langue internationale..

Nora Taylor


"Harper's Gran Bazaar" / Italia, feb/mars 1987
traduction du texte italien:
"Logo,logo go go go..." par: Enzo Biffi Gentili
(extrait):

...Le spectacle et l'absurde, le théâtre et la schizophrénie, Babel et l'aphasie composent les travaux de KORCZOWSKI. Les associations libres, les contaminations d'idées, les glissements de la perception n'ont pas d'autre logique que celle d'une harmonie chromatique magique et inquiétante, d'une pyrotechnie pour dire le mot. Tout cela n'est que technique de peinture, d'art et sans doute de survie.C'est pourquoi Korczowski déplore tant les lectures symboliques de son travail : l'apparente reconnaissance, les références créées sur son vocabulaire qui aboutissent à un langage introduisible de plus.Son travail est virtuosité, équilibre, pourtant il débouche sur l'incompréhensibilité. Avec beaucoup de classe, certes, mais tout cela fait partie du style et non du sens. Seul un grand, trop oublié, comme Angelo Maria Ripellino aurait pu parler de façon perspicace et complète de ce jeune travail, déjà magistral et déjà incompris, de ce coloris changeant, maquillage visuel. Parce que tout comme le jongleur Kao-O-Wang dans les vers de Ripellino, Korczowski fusionne avec un jeu toujours vacillant sur les échelles tortueuses du doute, ll fusionne croyant tromper l'espace et l'lnvisible machine du Grand Automne qul dépouille toutes les Images.

Enzo Biffi Gentili, Turin.


Catalogue d'exposition "Tadeusz Kantor et apres"…Orleans 2000
"La Cartonthèque : clin d'oeil à la Cricothèque" Gaëla Le Grand

Bogdan Korczowski est avec Tadeusz Kantor ; il vit avec l'effusion du spectacle, qu'il retranscrit en touches de feu, il vit avec le mouvement ininterrompu, qu'il emprisonne en des formes circulaires, le plus souvent fermées, il vit avec la violence contenue et matérialisée, qu'il traduit en traces d'éclatements, en signes défunts (l'Etoile/La Mort), il vit avec la réalité déchue, qu'il capte en supports quotidiens. Le carton succède à l'espace de la théâtralité, mais la finalité est la même : libérer la matière, ou plutôt l'élever au rang de vivant. La peinture vit alors par elle-même, elle se meut en ses propres formes, se nourrit de sa polychromie de chair ; enfin elle possède sa propre carnation, sa propre énergie ; enfin elle accède à la rupture d'infini : l'oeuvre d'art. Des couleurs, des traces, des creux, des bosses, des écoulements, des flamboiements, des embrasements, des signes graphiques enchevêtrés (mots, lettres) du feu des serpents, des ronds pleins, des lignes en zigzag, des fleurs en suspens, des anges, qui chutent, et deviennent cendre, des fantômes, des univers en mouvement, des éclipses, des planètes, des explosions, des écoulements. Une langue de feu, ou la lave de l'imaginaire en fusion, ou une éruption sensuelle, qui n'oublie rien, semble retracer les méandres brumeuses de notre passé ; le peintre se fait l'égal de l'évocation qu'il magnifie, le double d'une matière en mouvement qui fige la perte, exorcise le néant ; quelqu'un d'autre parle, une autre voix se fait entendre au creux même de l'oeuvre peinte (une chose qu'exprime un trait d'infortune, une déviance chromatique) - il y a trop de signes, trop de matière - dans ce rituel qui a quelque chose d'infernal, d'inextinguible ; un feu, un jeu, que la mort joue, à travers l'artiste, avec la matière : une peinture-dibbouk, comme le comédien dans le théâtre de la Mort de Tadeusz Kantor, qui, à travers l'expression corporelle, transmet la réalité de l'esprit d'un mort, se fait l'instrument d'une âme errante "comme si un fantôme s'était emparé de lui" : "Ici, il y a quelque chose du Dibbouk. Le personnage du Dibbouk m'a beaucoup intéressé. C'est une Juive, qui intrigue son entourage. Tout le monde la connaît, mais elle ne reconnaît personne parce qu'un mort est entré en elle. Un mort - c'est la foi juive", confiera Kantor à la fin de sa vie. Dans le dédale de la Cartonthèque, la mort rode, qui possède un visage bien connu…comme si la présence de Tadeusz Kantor était emprisonnée dans l'espace du tableau. Possession, exorcisme : territoire familier.
Les oeuvres de Bogdan Korczowski présentées ici sont le signe d'une reconnaissance, avec, et par-delà la présence de Tadeusz Kantor, d'une certaine éternité : les pièces de la Cartonthèque sont offertes à l'oeil, avec vigilance et respect, elles sont une invite, sous la forme d'une provocation à l'éphémère de la matière et à l'éparpillement des corps que consacre notre siècle - car elles volent le feu sacré de l'histoire, du temps interrompu - sous la forme d'une hostilité à la fausseté, à porter un regard neuf sur notre réalité, comme si la matière mise en mouvement, libérée du poids de l'insolite, arrachée à l'absurde, possédait ce surplus de réalité qui, souvent mis en défaut, nous fait désespérer de notre condition et de notre finitude. Si le peintre s'éclipse devant la silhouette ombrageuse et outrageuse du maître, il sait, à l'instant du geste et de l'inscription, s'affranchir de la pesanteur de la Mémoire, la mettre en couleur pour mieux la conjurer, la mettre en pièces pour mieux la glorifier : des lambeaux de visions saturés d'objets qui se dérobent ou se délitent sous nos yeux consumés, de signes qui s'incarnent dans la chair du geste pictural, une chatoyance douloureuse, une extravagance graphique, c'est ce que nous propose l'espace mouvant et maléable de la Cartonthèque, pour nous ravir à notre propre corps et nous ramener à la conscience de notre propre dissolution dans un passé qui nous absorbe, nous trahit et nous obsède.
Gaëla Le Grand


Biographie par Jean Pierre Delarge

" Dans le tragique de l'expressionnisme, il introduit la symétrie. Ses icônes sont peintes pour le seul goût de la peinture. Les formes, les objets, les écritures ne sont que prétextes. Sur fond de buisson ardent, le feu prend, gris encore et fuligineux, la flamme, n'a pas éclaté. Des pyramides avec ou sans degrés, des ogives, des graphies oubliées, des carrés ou encore d'autres géométries, signifiantes celles-là : l'œil de Dieu dans un triangle, la croix… écrasée par une étoile rouge, une entrée de tunnel qui pénètre dans un plan d'huiles foliacées, ou le monde en fusion, sphères en flammes, rideaux de feu. Tout naturellement, il est amené à traiter de l'enfer, en rouges, orangés et bleus, les flammes, encore, montent, enserrant les âmes…avec ses langues de feu, toujours. Ou de la roseraie maléfique, variant bleus e violets en formes retombantes avant de se faner….le feu est toujours présent en arrière de formes florales sobres, dressées comme des grilles de fer forgé. "
Jean- Pierre Delarge (extrait)
" Dictionnaire des Arts Plastiques, Modernes et Contemporains. "
Editions Gründ, Paris 2001


"La Gazette de l'Hôtel Drouot", nr 24 de 14 juin 1996,texte par Marc Herissé:

Un équilibre précaire et cependant costammement maintenu entre le geste ample et délibéré et des coulures aléatoires paradoxalement maitrisées: telle est la performance de cet artiste polonais. Ses ouvres toutes ou presque intitulées "La chute de l'ange", ont des accents incendiares. Eruptives et cosmiques, elles éclatent comme des bûchers embarasés. Cette peinture spectaculaire semble néamoins ne pas chercher l'effet. Elle se déverse dans l'espace comme une coulée de lave.

Marc Herissé

Exposition "La chute de l'ange" Galerie Askeo,Paris 1996


Préface du catalogue exposition KORCZOWSKI Galerie Nicole Ferry 2000
"Les planètes s'en sont allées...
"Muriel Carbonnet

Il est des voyages que l'on doit faire, introspectifs, intimes. Ils s'imposent à nous brutalement, sans détour, sans ambiguïté. Et c'est en plein désert, celui d'Azerbaïdjan, celui du sud-ouest des Etats-Unis ou celui du sud de la Tunisie, que l'on se retrouve face au monde, face à soi. Etre là, être nulle part. Errances mentales. Divagations d'un voyageur égaré? "Il faut traverser son Sahara intérieur, se laisser mourir de soif pour comprendre les choses, le sens de la vie, celui de sa vie. J'ai vraiment souffert en faisant ces tableaux" confie Korczowski. Il est des sensations à chercher, celles de se perdre dans un espace de non-retour ou d'un autre retour. Il est des douleurs que l'on doit éprouver, des errances nécessaires, des souffrances salvatrices.
C'est ainsi que les planètes s'en sont allées vers d'autres galaxies. Elles ont quitté celle de Korczowski. Elles ont suivi un autre chemin, une autre destinée. Le noir et le gris ont recouvert ou cerné les couleurs lumineuses, les oranges, les rouges. Les signes, triangles, croix, cercles parfaits ont disparu, engloutis dans des spirales végétales, recouverts par les feuilles d'un arbre de vie torturé. Le feu purificateur a totalement consumé les toiles de l'artiste. Des cendres renaît un monde qui se remet peu à peu en place. Fascination dans le deuil, étourdissement de la nostalgie, ivresse de la mélancolie. Au travers des filons charbonneux, des fleurs décaties et des branches contorsionnées apparaît de-ci, de-là, un petit accès à la lumière des lointains. L'espoir n'est pas perdu. Bousculé, chahuté, un nouvel ordre en état de gestation tente d'émerger. Force est de constater que la peinture est ici chemin de passage, passage pour accéder à la vérité, au renouveau. Pour cela, Korczowski va au fond de lui-même. Itinéraire complexe, violence du geste, ardeur sourde, impitoyable et solitaire. Il saigne toujours bidons et tubes d'huile mais aussi son corps, son cœur. Et si l'artiste éprouve une certaine solitude à peindre c'est parce que, face au tableau, il est seul et finalement heureux de l'être, même s'il est "horriblement seul". Car bien sûr, attirance et répulsion fusionnent, s'épousent, s'accouplent même dans ses toiles, comme un état de grâce, une source de création, d'inspiration. Korczowski se dégage alors de toutes les références pour n'écouter que ses pulsions, ses désirs, ses passions, ses démons, ses peines ou ses joies. Et dans le désert qu'il parcourt, il n'y a pas non plus de repère, il n'y a que la voûte céleste de son imagination qui écrase ou qui protège, qui oppresse ou qui rassure. De la densité tapageuse à la transparence douceâtre, toute la démarche de Korczowski va de la matière à l'ineffable, de la force contenue à l'explosion, à la libération d'un paysage mental éprouvé lors d'un voyage au bout du monde, au tréfonds de son âme.

Muriel Carbonnet


Exposition au Centre Municipal d'Art Contemporain
Gennevilliers 2000
"Cartonthèque"

Le XXe siècle agonise. Enfin ou hélas s'achève le siècle des belles inventions et des destructions massives, de la liberté et du totalitarisme, de Kazimir Malevich, Witkacy, Bruno Schulz, Tadeusz Kantor et aussi, de Mauthausen.
Que reste-t-il d'essentiel ? Je m'interroge depuis déjà un quart de siècle, moi qui suis né dans la région où l'Europe s'est suicidée au moins deux fois. Pour survivre, je suis obligé de conserver des traces de mémoire. Et dans ma recherche artistique, je suis loin des jugements éthiques, uniquement attaché à l'esthétique.
Je peins un flux débordant d'images, une façon de recouvrir, effacer, recouvrer et redécouvrir. Stockées dans les archives de ma mémoire, sans classement ni tri, ces images jaillissent et envahissent mon atelier. Puisqu'elles sont peintes sur des cartons d'emballage, je les ai nommées Cartonthèque.
Je vis dans cette Cartonthèque comme dans les couloirs de la mémoire perdue ou de l'oubli. L'oubli n'est-il pas aussi une part de la mémoire ? Entre toutes ces images, entre moi et non-moi, entre rationnel et spirituel, entre constructivisme et abstraction, je fais ma traversée intérieure et plonge dans mon travail jusqu'au rituel. Epais et saturés, les dépôts de matière témoignent du temps passé à peindre. Et c'est ce temps là qui, ramassé dans la pulsion de création, devient art.
L'artiste et son "insoutenable légèreté" se consacre entièrement au moment où se crée le lien entre la théorie de Grotowski et le travail du chaman des Navajos. Il faut beaucoup de temps pour cela. Et après, il reste l'objet à archiver, stocker, préserver et exposer. C'est l'oeuvre.

Bogdan Korczowski


"Rétrospective", Institut Polonais ,Paris
/Oeuvres choisies 1984 - 1998
"De signes en couleurs" préface de: Muriel Carbonnet
Peur du feu, Bogdan Korczowski ? Certes pas. Il en nourrit son oeuvre. Un incendie ravageur consume ses tableaux depuis 1984 avec la même vigueur artistique. Une lave bouillonnante, véritable raz-de-marée chromatique, déferle de toiles en toiles. Rien ne peut arrêter son flot coloré, cannibale, ravageur de ténèbres.
La violence de son geste pictural explose en pépites enflammées comme une météorite, faisant éclore tour à tour astres, totems ou alphabets énigmatiques, tour à tour dévorés de matière ou surgissants d'un chaos de couleurs.
Des cendres incandescentes font vibrer son oeuvre cosmogonique aux épaisses coulées de couleurs et de noirceur. Jaillissent des feux d'artifice en empâtements, des planètes inconnues, explorées de son seul imaginaire. Naissent des univers mentaux, des spirales infernales qui triturent l'âme. Espace-magma saturé et masses ovoïdes échangent sans cesse leurs positions, alors que quelques lettres, griffures, jeux d'opacité et de transparence contrarient toute immobilité. Une oeuvre illuminée.
Eclats luminescents, efflorescences étincelantes nés de l'intention du geste. Les dépôts lourds et chargés de couleurs envahissent les toiles. L'inondation se propage, se généralise. Les signes ou les objets célestes éprouvés par le débordement sont alors traqués puis engloutis, perdus puis sauvés. Des parcours suintants de couleurs s'inventent, se défont, réapparaissent sous la matière et sont engloutis à nouveau. Les empreintes colorées dérivent, les vibrations chromatiques s'entrechoquent. La sensorialité éruptive serait crépitante, jaillissante si la peinture n'était pas silencieuse. Mais chez Bogdan Korczowski, il est impossible de ne pas entendre des grondements de ces coulures de sang. Sa peinture s'embrase. Des signes fugaces, des langages mystérieux, secrets et initiatiques se sont inscrits çà-et-là au gré des voyages de l'artiste, voyages sacrés dans le temps, l'espace et la mémoire. Véritables vagabondages chamaniques. Ils ont resurgi d'un passé lointain, de civilisations oubliées. Triangles, croix, cercles parfaits englués de couleurs. Le temps imprégné dans chaque lieu visité s'est figé dans la peinture qui capture et retient l'existence à l'instant même où elle a déjà disparu. Ange dévastateur, écrabouilleur de matières, cracheur de couleurs flamboyantes : du rouge, surtout, à pleine peinture, et puis du orange, du jaune, du bleu métal, du noir intense, Bogdan Korczowski aspire passionnément à la carnation, toujours différente, changeante, éclatante, luxuriante. Le rouge se retrouve presque inexorablement de toiles en toiles : mouvement en soi, couleur sans frontière, typiquement exubérante et riche. Elle agit intérieurement comme une teinte vivante, agitée, qui donne l'effet d'une énergie, d'une intensité. Le bleu est de plus en plus présent dans ses dernières oeuvres. Profond, il nous attire vers l'infini et éveille la nostalgie du Pur et de " l'ultime suprasensible ". Pour cela, l'artiste saigne bidons et tubes d'huile. Il broie ses pigments avec violence. Ses couleurs suintent de ses toiles en larmes, en torrents de lave. Une véritable ivresse chromatique.

Muriel CARBONNET


"Phototheque"Exposition galerie Selmersheim,Paris 2002,

"Le Nu mis en pièces" texte par Gaëla Le Grand
Les pièces vont s'agencer, pour reconstituer, peut-être, le corps unique, primordial, d'avant la décomposition, d'avant la dissection, d'avant la dissociation. Ou résister à l'agencement. Optons pour la première attitude. L'œuvre n'est possible, le sentiment esthétique perceptible (à moins qu'il y soit question de métaphysique...) que par et dans la série : série visuelle de morceaux de corps, pris dans la masse indistincte et informelle de la totalité des corps. Mais nulle question ici de " planches anatomiques ", le corps, en sa partie choisie, est apprêté, décoré, pour un rituel qui consacre le moment postorgasmique, d'après la consommation. Magie de l'œil, qui se plaît à réinventer ces corps faits-pour-plaire, à la lueur d'un désir brutal. Que se passe-t-il au terme de cette alchimie ? On chercherait en vain à cartographier la vie fantasmatique du peintre, car le foisonnement de son imaginaire déjà nous déroute. Le Nu est dépassé, subsumé ; il ne s'agit plus pour Bogdan Korczowski de dévoiler une ligne de fuite du regard qui s'exercerait à découvrir un corps, à dénuder, à faire apparaître, mais il est plutôt question d'une collision, de fragments de vie, de discours, de réels. Nous sommes dans l'anticatastrophe, ou la catastrophe à rebours, s'il est vrai que ce mouvement est celui qui consiste à donner à voir. Car ce qui doit être vu a déjà été vu : présence de figures connues, de personnages, d'héritages, de traces, d'inspirations, la peinture, la couche de peinture, que le peintre court-circuite pour lui adjoindre une autre forme, morceau de corps. Là où dans d'autres séries, l'érotisme, la chute sont de miroirs, clin d'œil au grand inspirateur, au mage décadent polonais, Witkiewicz. Erotisme, imaginaire, folie. Ou la monstration du désir dit autre chose que le désir, et nimbe d'un voile obscur le geste de l'artiste. Après avoir joui de l'objet, on le détruit : c'est l'équation de cette série de tableaux. Collage de formes également, entre peinture et photographie, pour créer un nouveau support, l'instantané du cliché photographique faisant irruption dans l'éternité de la peinture conçue comme peau de l'œuvre. Blasphème, provocation, ce qui est l'équivoque de l'art, son indétermination, son scandale, entre mémoire intime de l'artiste et mémoire universelle de la différenciation. Là où les corps sont mis en pièces, les regards le sont également : la série vue dans sa totalité (l'installation fonctionnant comme une somme de séries d'inspirations diverses, de corps divers), à partir d'une certaine distance, occulte la signification même de chaque pièce : la pièce de corps rapportée, corps étrange, corps en excès, de la réalité, corps en défaut, de la peinture. Le peintre crie alors : pas assez de corps. A celui qui s'approche de chaque tableau, laissant de côté l'univers sériel d'une peinture incarnée, la disposition murale, qui accommode son regard à l'unité de la pièce, c'est le morceau de nudité qui apparaît, envahissant tout l'espace pictural. Destruction du regard de spectateur. Distorsion du regard, écartelé lui aussi , comme le corps de la femme. N'est-ce pas pourtant la distance qui implique la subjectivité de l'être-vu ? On peut hésiter. De loin, je reconnais l'artiste comme sujet de son œuvre ; de près, j'ai du mal à reconnaître quoi que ce soit : les codes sont brouillés, les identités démultipliées, tronquées, usurpées : est-ce le corps morcelé de la femme qui se joue de notre furie-à-voir , de l'embrasement de notre œil, ou celui de l'orchestrateur de cette danse étrange ? Les pièces alors peuvent s'animer sous un regard scrutateur et inquisiteur, pour célébrer le chant du peintre, sur l'autel de la mémoire retrouvée à l'infini. C'est belle et bien une danse, un chant haut et lointain : la peau est lisse, le corps tendu à l'excès, pas de plis, pas de contours qui ne soient laissés au hasard du regard . Et pourtant, c'est toujours la même oscillation entre occultation et monstration, dissimulation et apparition. Dislocation du Nu : il n'est plus question du corps de la femme, support de la contemplation et du ravissement, il est question de la femme en tant qu'elle est mise en pièces, disséquée, dans la pluralité de ses apparaître successifs, de ses habits, de ses appâts, de ses moments, de ses humeurs même, de ses apprêts. Erotisme à rebours : la femme reconstituée, à la faveur de ces clichés de courbes dispersées, est le corps féminin tout entier, ou la vacuité de chaque corps, son absence, son manque-à-être. Percée dans l'existence du corps où le faire-corps se situe entre le rêve, la jouissance et la mort. Pas de visages, pas d'yeux, l'idôle se substitue à l'icône. Plasticité faite de peau tendue ; sans yeux, la peau est montrée comme métaphore du corps, la peau comme corps sans-les-yeux. Pas non plus de vis-à-vis, pas d'échange, ce qui est mis en pièces n'est plus dans le discours, la parole échangée, la promesse, mais dans la pure présence, sans distance. Destruction de la vision, carcan du regard, dans le tourbillon de la série, et la perte du point de vue. Subversion de la peinture ici pour un moment. Monstration désincarnée, car désubjectivée à l'extrême, sous le coup d'un sexe absent - ou le sexe conçu comme l'extrémité de la peau, la surpeau. Bogdan Korczowski dit le caractère irreprésentable de la distance, du regard et, dès lors, l'impossibilité de peindre un visage, d'accoucher d'un portrait. Ce qui se dérobe peut néanmoins être capté sous la forme du dessaisissement, du rapt, être investi d'un surplus de réalité, de nudité. Nous sommes dans l'épiphanie du corps, corps désiré, puis déconstruit, sous l'angle de l'esthète. Dérision provisoire, celle du fond, puis celle du modèle, et hommage en même temps. C'est une superposition de couches, mortelle / immortelle, qui inaugure une inversion des formes, ou plutôt une élévation - sacrilège - du corps impropre ( de l'idôle) au statut de l'icône : immortalité du Nu-mis-en pièces, éternité du corps mis-en-scènes. Nous sommes à la limite, dans l'informulable. Ce qui demeure, c'est le tiraillement de la forme, l'éblouissement : c'est l'image, sur la rétine, acerbe, de ce qui meurt-au-regard, ce qui dépasse l'être-là du corps, l'évidence du désir. Nouveau corps, devenu-peau. Nouvelle peinture, devenue-chair.

Gaëla Le Grand


Bogdan Korczowski La peinture est une couleur de temps… "

Entretien avec Marianne Boilève, Paris 1998 .

Bogdan Korczowski ne peint pas des tableaux, il crée une cosmogonie. Ses tableaux sont comme des planètes brulantes ou froides, composés du sang, du feu, des cendres.De tous émanent un mystère, une énigme que le peintre- chaman essaye de déchiffrer pour ses contemporains. L'ensemble de son oeuvre chante ce qui parait ètre possible, un hymne à la vie décapitant l'hydre de la souffrance. Il travaille à ses toiles comme s'il cultivait une terre stérile, creusant dans sa mémoire pour en extraire l'essentiel. Commençant par une gamme réduite de couleurs, il joue avec la transparences, l'opacité -l' ardeur des couleurs- il secoue les degrés de rassasiement et de cette facon réussit à remplir ses tableaux d' une surprenante force vitale.

Question :Certains des tableaux exposés ici font penser aux corps célestes. D'où te vient cet intérêt pour le cosmos ?

La plupart des tableaux de cette série comprend des formes pointues, des pyramides, des étoiles... En revanche, dans mes travaux sur papier, il y a beaucoup de formes ovales. Mais partout il y a un bout de ciel. J'ai une obsession pour les formes pointues, les montagnes touchant le ciel, et les nuages. Je suis également attiré par l' azur ensoleillé, et le ciel nocturne rempli d' étoiles. D'une manière générale, tout dans l'univers est "arrondi" et "pointu" dans le ciel. Et même si le pointu indique des directions dans l'univers, l'univers comme tel est rond. En outre dans les études scientifiques sur la profondeur de l'univers, sur la question "où est l'extrémité de l'univers ?" Nous arrivons à la conclusion que tout tourne en rond. L'univers est probablement une sphère.Le passé, le présent et le futur coexistent. Kurt Vonnegut, un auteur contemporain américain, a dit au sujet de la peinture :" il suffit de voir un million de tableaux pour ne plus se tromper". Oui, mais d'abord il faut voir ce million de tableaux... Il a également dit quelque chose d'extraordinaire au sujet du temps. Pour lui, le temps est quelque chose de stable, il est comme les montagnes. Nous regardons une chaine de montagnes: c'est le temps matérialisé, mais notre perception de ce temps est limitée. Dans mes tableaux, j'essaie de montrer la stabilité du temps. La peinture est un écoulement du temps, mais simultanément le temps y est fixé. Il constitue un "enregistrement" sur mes tableaux.

De quelle manière ?

Le moment essentiel dans la création, qui peut durer quelques secondes, quelques minutes, quelques heures, devient éternel quand il est fixé dans un plan, une forme, un déplacement naturel de la matière, une ombre. En même temps, dans la plupart de mes tableaux, il y a une technique de noircissement. Même dans les tableaux récents, j'essaie de créer une impression de vieillissement prématuré. Peu importe si le tableau a trois jours ou vingt ans. Ce qui est important, c'est de sentir le temps qui y est dissimulé. À de tels moments, nous retrouvons notre place, c'est ce qui me fascine. Le temps qui passe, qui nous entoure, c'est vraiment quelque chose d'extraordinaire. Le couché de soleil est magnifique, mais cela ne dure qu' un instant. Mais moi, j' ai quand même réussi à fixer ce moment.

Tu prétends avoir une mémoire obsessionnelle des choses. Et, en effet, la mémoire s' inscrit constamment dans tes tableaux. Tu dis que tu veux fixer le temps, mais ne peux tu pas graver, en même temps, la mémoire ? Et les signes qui apparaissent dans tes tableaux, ne deviennent-ils pas, en quelque sorte, les métaphores de cette mémoire ?

Nous sommes tous entourés par des signes. La peinture est la seule valeur unique, absolue dans l'esthétique visuelle. Les signes existent dans tous les tableaux, depuis toujours , à commencer par les premiers dessins faits par les peuples primitifs, au fond des grottes. C'est toujours la même histoire. Le peintre est quelqu'un qui exprime les fragments de réalité lui traversant l'esprit. Il ne s'agit pas ici de l'illustration de la réalité,mais de l'inscription qui illustre son présent, son passé ou son avenir. Ma création de peintre a quelque chose du chamanisme.... Je suis, en quelque sorte, le sorcier de mes pensées....Dans ma peinture, je suis entouré par mes propres signes. Naturellement ces signes viennent de notre culture... Je suis né en Europe centrale, je viens d'un continent multiculturel: les croix et les étoiles de David sont des signes qui me sont familiés et que je me suis permis d' utiliser. Ce sont les signes de ma mémoire...

Néanmoins, il existe à l'intérieur de tes tableaux, une construction objective...quelque chose d' invariable. Tes travaux englobent des périodes, se présentent en série, malgré cela, chaque tableau contient certains signes comme des hiéroglyphes, des planètes, l'expression des couleurs...Tous ces signes composent ensemble un équilibre général dans ta création, un certain subjectivisme, que tu places sur les toiles avec une obsession permanente...

Absolument. Il y a ici une obsession, un subjectivisme puisque cela vient de moi. Dans mon travail, je ne suis pas l'exécuteur d'une demande, je crée une oeuvre qui est unique, entièrement subjective. Je mène une sorte de dialogue,de communication avec moi-même. Cette communication est très abstraite. Mon monde intérieur est quelques fois détaché de toute réalité. Il y a récurrence de signes parce que c'est mon esprit et ma main qui "écrivent" les couleurs. Cette écriture particulière est une sorte de monologue. Je me raconte des histoires dans une langue inconnue, une langue faite de couleurs, de signes, de traces, de matériaux, de dessins. Si quelqu' un arrive à déchiffrer cette écriture, tant mieux!

Ton atelier est rempli de tableaux: j' aimerais que tu nous dises comment tu travailles...Tu peins souvent sur plusieurs toiles en même temps, comme si tu craignais de ne pas avoir assez de temps pour tout dire...

Il existe une urgence absolue puisque nous devons mourir. L'Homme est le seul être conscient de sa propre mort. Je voudrais faire mon dernier tableau aussi tard que possible, mais je n'ai pas de temps à perdre. En même temps, je suis très paresseux. Je fais toujours plusieurs choses à la fois pour me convaincre que je ne le suis pas...Parfois je tourne et retourne une idée de nouveau tableau pendant si longtemps qu' enfin j' éclate ,et, c'est à ce moment là que je me jette dans le travail avec fureur et énergie.

C' est un peu comme si c' était une période de grossesse....

Bien sûr, car il y a des moments où je ne touche aucun tableau et d' autres où je les attaque. Dans le travail, un extraordinaire jeu de hasard se manifeste. Néanmoins, ce hasard reste sous contrôle. Le fait que mes tableaux soient abstraits ne constitue pas le prétexte d' une liberté totale pour couvrir une toile de couleurs. Mon abstraction reste sous un contrôle rigoureux et discipliné.

Qu' est que tu contrôles exactement ?

Le hasard dans la réalisation de mes peintures. Le rôle du hasard est trés important, mais c' est un hasard contrôlé. Je ne puis pas dire si le tableau que je commence en rouge finira en rouge. Peut-être finira-t il en bleu? En général, je sais contrôler le tableau jusqu'à sa fin. Le tableau, lui-même m' impose une certaine discipline, il a ses exigences. Entre la toile, les pinceaux, la peinture et moi, s' installe une sorte de dialogue s' exprimant en gestes, mouvements et dimensions. Ce n'est pas simplement une discussion entre mon esprit et ma main, les pinceaux et les couleurs. Il y a également une quatrième, une cinquième dimension ,magique, dans laquelle la toile domine les outils. Le moment le plus important dans la création est le moment où le tableau acquiert sa propre vie...

Certains de tes tableaux évoquent le voyage. Le voyage dans l'espace et dans le temps. Plusieurs d' entre eux se rapportent au temps et, avant tout, à la mémoire. Dis-nous quelque chose de ce rapport à la mémoire...

Ma vie est un voyage. Quand j' avais 15 ans, j'ai découvert en moi une vocation pour la peinture. A cette époque, j' imaginais le peintre comme un voyageur perpétuel. J'étais curieux du monde qui m' entourrait. Je ne saurais vivre sans voyages, je pense à l' avance à chacun d'eux. La découverte de nouveaux horizons me stimule. Mes voyages sont liés à la mémoire. Ma vie quotidienne l' est aussi. Mais quand nous voyageons, nous faisons les choses différemment. Nous devons nous habituer à un nouveau rythme et dans de tels moments, notre perception devient différente. J' aime observer la vie quotidienne des gens dans les pays étrangers. Les voyages immortalisent dans mon esprit de nombreux souvenirs. Ces souvenirs m' accompagneront jusqu'à la fin de ma vie. J' arrive même à me rappeler certaines odeurs. La confrontation avec le passé devient parfois inquiétante. J' ai visité de nombreux sites archéologiques, partout dans le monde. Le temps y était inscrit. Je le sens. Je prends conscience, dans mes visites, de l'éternité du temps. Dans la peinture, il y a de la matière qui se dégage, elle donne envie de toucher certains tableaux. Ils ne sont pas plats, ces tableaux. Nous pouvons y retrouver une couche de peinture qui ressemble à la matière que nous rencontrons au fil de nos voyage, par exemple, les murs de certaines villes, les roches, les montagnes, la matière de différents déserts, certains cactus....La mémoire est étroitement liée aux sens. La mémoire a une odeur, un toucher. Moi, j' essaie alors d' appliquer une matière sur cette mémoire.

Alors on peut dire que tes tableaux, composés de toile et de peinture, sont également faits de la matière qui s'appelle la mémoire.

Oui, c'est une matière plastique. Je ne parle pas ici de manipulation, c' est une autre histoire. La mémoire se manifeste dans les souvenirs. J'ai été touché par les photos-satellite montrant des nuages et tempêtes sur notre planète. On voyait un cyclone. Cela a été, pour moi, une sorte de révélation créatrice comme la présence des montagnes sur la lune, découverte par Galilée. Naturellement tout ceci existait longtemps avant Galilée et moi. C' est ainsi, qu' à certains moments, j'arrive à la conclusion que mon passage est quelque peu tragique puisqu' il n' a aucun sens.

Certains de tes cycles sont un hommage à d'autres: Kantor, Galilée....

Mon maître spirituel est en effet Tadeusz Kantor. Il est celui qui m'a montré comment il faut procéder pour être artiste. J'ai été fasciné par son art car la mémoire et le passé sont deux dimensions obsessionnelles dans son travail. Pour lui, la vie était une sorte de poubelle. Et c' est dans la poubelle qu' est le plus grand trésor de l'humanité. En ce qui concerne Galilée, il était un magicien qui est devenu un grand scientifique. Il a rendu l'univers moins sacré, en découvrant sur la Lune, des montagnes, de la poussière et des pierres : il a réintégré la Lune au reste de l'univers. Galilée a ,ainsi, montré que la Lune n' est pas si différente de notre Terre.

Actuellement, quel est ton rapport avec la Pologne et surtout avec Cracovie ?

Aprés plusieurs années d'absence, j'ai le sentiment de n' avoir jamais quitter Cracovie...Et grace à cette mémoire qui m' accompagne constamment dans mes voyages, je reste toujours dans les rues de Cracovie. C' est un bon côté de notre passé. Le lieu de notre naissance demeure quelque chose de sacré et important. Il stimule nos vies. J'ai eu la chance de pouvoir faire mes premières études artistiques à Cracovie. C'est une ville très "méditerranéenne", la seule comme ça en Pologne. Cracovie a été une ville cosmopolite et multiculturelle tout au long des âges. Et c'est une des rares villes de l'Europe centrale qui a su garder presque intactes les traces de ce passé . Un voyage à Cracovie, c'est comme un voyage à Venise. Vous marchez le long des rues et vous vous retrouvez dans le passé. Partout où je suis allé à travers le monde, j'ai toujours eu le sentiment de me promener dans les rues de Cracovie. J'aime ce genre de chaîne entre les choses, chaque endroit y est un maillon. Je pense que mon obsession à propos de la matière résulte également du fait que je suis né à Cracovie. Je suis né dans les murs d'une ville qui cultive ses racines dans les restes de son passé.

Tu parles beaucoup du passé mais peu de l' avenir?

Comme a dit Hrabal "Will be what must be". Le futur viendra, ceci est sûr. C' est seulement en travaillant dans le présent, tout en prêtant attention au passé, que nous pourrons construire le futur d'une manière positive.

Es-tu fataliste ?

Je suis réaliste. Je suis horrifié quand je pense à tout ce que font les hommes pour anéantir l'avenir de l'humanité.

Marianne Boilève, critique d'art.