Korczowski
KARTONTEKA-"Cartonthèque"
la mémoire en fragments...
Avant-Propos
Il est
effrayant de constater que l'on est parfois plus attiré par l'ombre
que par la lumière. En découvrant les tableaux de Bogdan
Korczowski, j'ai d'abord voulu renoncer, pour éviter de me mettre
en danger, mais j'ai compris que l'ombre, le malaise et la migraine allaient
libérer les mots.
Je vous propose ici, au fil de ces quelques pages, un voyage intriguant,
dérangeant, dans l'univers sombre, torturé et inquiétant
d'un artiste. Ce voyage est le mien, je me suis laissée imprégner
par les tableaux de Korczowski et ces pages ne sont que mon interprétation
de son art. Ma lecture personnelle de la Cartonthèque est le résultat
de mon parcours dans le labyrinthe de ces cartons, indéchiffrables.
J'ai
choisi de lire la Cartonthèque avec mes mots, car c'est l'uvre
de Korczowski qui m'a le plus interpellée. C'est une uvre
infinie, évolutive, un immense puzzle qui ne cesse de me fasciner,
tant par la démarche que par sa mise en forme.
Perdez-vous
dans ce dédale, et rassemblez vos fragments
"La créativité n'est pas forcément
ce que l'on peut voir"
Bogdan
Korczowski, un voyageur sans bagages
C'est l'histoire d'un homme qui n'a eu de cesse de voyager, avec pour
seule valise,
sa peinture, son art.
Histoire d'une initiale"K"
Bogdan Korczowski est né en 1954 à Cracovie, où débute
son voyage artistique. Sa première rencontre avec l'art a lieu
dans la librairie de son père, seul libraire de Cracovie à
recevoir des ouvrages de l'étranger, dans un pays gouverné
par la censure. Enfant, même s'il ne comprend pas les langues, il
dévore les livres d'art venus de France ou des États-Unis.
Il ne lit pas les mots, mais s'imprègne des images, manipule papiers,
ficelles et cartons d'emballage. Très vite, il saisit l'importance
de la matière, porteuse de la mémoire.
Le livre devient pour lui un objet familier que collectionne son père,
un objet dans la bibliothèque qui servait de cloison entre deux
chambres. Paradoxalement, si l'objet est facilement accessible et en devient
presque banal, le texte reste opaque, étranger. Seuls quelques
noms associés à des tableaux s'échappent des lignes,
insaisissables : Pollock, Kooning, Rauchenberg
Après la mort de son père en 1970 et la disparition de sa
bibliothèque, il sait qu'il veut donner une dimension artistique
à sa vie. Il rentre alors aux Beaux Arts à Cracovie. À
cette même époque, il rencontre Tadeusz Kantor, son maître,
considéré comme l'un des artistes polonais les plus créatifs
de son temps. L'art de ce géni a profondément marqué
le jeune polonais et son uvre lui rend constamment hommage, notamment
par l'omniprésence de ce K, leur initiale commune.
Au début des années 80, il fait escale en France. Par curiosité
et afin d'approfondir sa technique, il rentre aux Beaux Arts à
Paris. Vivre et voyager en Occident lui permet de " rencontrer "
les uvres originales dont il avait vu les reproductions dans les
livres de son père. Son travail s'enrichit au fur et à mesure
de ses visites à Londres, Madrid ou Florence. En 1986, il est invité
par le Polish Museum of Art de Chicago qui exposera ses uvres. Jusqu'en
1995, il fait de nombreux allers-retours entre la France et les États-Unis.
Un de ces voyages va se révéler déterminant. En plein
désert du Nevada, il croise le chemin d'un indien Navajo. Après
cette rencontre quelque peu surréelle, il comprend que l'artiste
est une sorte de chaman, qui crée son propre langage. Personne,
mis à part l'artiste lui-même ne connaît l'alphabet
utile à la lecture du tableau. Mais peu importe que les formules
de l'artiste-chaman soient indéchiffrables, seul compte le résutat,
l'effet produit sur l'Autre, la sensation de celui qui regarde la toile,
qui utilise le remède.
Aujourd'hui Bogdan Korczowski vit dans son atelier sur les hauteurs de
Belleville, mais rêve déjà à d'autres voyages,
d'autres rencontres et d'autres langages.
S'asseoir, respirer, digérer,
ne pas chercher à comprendre,
juste se laisser happer par le tableau.
Histoire
d'une rencontre...
Quand
je suis entrée dans l'atelier de Bogdan Korczowski pour la première
fois, un étrange malaise m'a immédiatement envahie. Des
images et des odeurs me donnaient mal à la tête. Plus tard,
je comprendrai que l'oeuvre de Korczowski est une immense migraine. Les
toiles elles aussi, m'agressaient, tant par leur nombre que par leurs
tons. Le désordre des tableaux, des pinceaux et des chiffons m'oppressait.
L'envie
était grande de quitter cette pièce, de ne jamais revenir,
d'échapper à cette violence
Mais quelque chose de plus
fort me fixait au sol de l'atelier, m'empêchant de bouger. Au mur,
un tableau gigantesque semble m'observer, menaçant. Le cadre, récupéré
d'une église.
"
S'asseoir, respirer, digérer, ne pas chercher à comprendre,
juste se laisser happer par le tableau. "
La peinture
est la plus forte, c'est elle qui gagne et qui s'impose à vous.
Il n'y a pas d'autres solutions sinon celle de se taire,
d'écouter et de regarder.
L'artiste
semble être dessiné à l'image de son atelier et de
sa peinture. On m'avait prévenue, mais je voulais prendre le risque.
Sa grande carrure, son crâne chauve et un fort accent slave alimentent
mes craintes. L'homme m'intrigue, m'obsède, me fascine.
Et puis
la magie a opéré. Celle qui m'avait clouée au sol,
celle qui me transportait de tableaux en tableaux et qui me permet aujourd'hui
de mettre des mots sur ces sensations trop fortes.
J'étais
angoissée, mais au-delà de ce malaise, quelque chose me
subjuguait. Je ne pouvais rester insensible à un tel déploiement
de couleurs, d'énergie et de mots. Les toiles semblaient vouloir
me dire quelque chose. Un langage inconnu, insaisissable, complexe. Je
ne comprenais pas ces mots, mais je ressentais leur pouvoir. L'artiste
chamane avait réussi sa formule, un violent mélange d'angoisse
et de rêve parcourait et parcourt encore mes veines. Il est temps
que je sache ce que qui me retient ici. Je veux tenter de comprendre l'homme
et son art, non pour une critique, mais simplement pour m'apaiser.
J'ai
longtemps cherché le dictionnaire qui m'aurait permis de traduire
la Cartonthèque, mais j'ai vite renoncé. Comme les vers
de Mallarmé qui demeurent obscurs au fil des lectures, l'oeuvre
de Korczowski me laisse dans le doute, l'incompréhension et le
danger, mais c'est ce qui m'attire et me fascine le plus chez elle.
La mémoire en fragments...
Mémoire, Matière, Carton
Images d'archive
Avant
la main qui tient le pinceau, l'il est le principal outil de l'artiste,
le regard, sa première arme. Dans les livres de son père,
sur les murs de Cracovie, de Paris et de New York, dans les expositions
ou dans les déserts, les yeux de l'artiste se remplissent constamment,
de cette nourriture nécessaire à la création. Ses
multiples voyages ont fait de Bogdan Korczowski un collectionneur et un
dévoreur d'images, qu'il nous offre sur ses tableaux. Ainsi nourris,
les yeux guident la main dans la traduction picturale.
Comme on découvre un album photo perdu au fond d'une malle, j'ai
découvert la Cartonthèque rangée sur une étagère,
dans le renfoncement de l'atelier. Fascinée par cet amoncellement
d'images, j'ai voulu refaire le chemin de la mémoire de l'artiste,
me perdre dans le dédale de ces cartes postales mentales.
Comme autant de petites taches projetées sur l'uvre de sa
vie, Bogdan Korczowski peint indéfiniment des morceaux de sa mémoire,
collective ou personnelle. Il vit dans l'urgence, peint sans cesse afin
d'échapper à la mort. Car il s'agit toujours de laisser
une trace de son passage. La Cartonthèque est une uvre inachevée
et ne peut se penser que comme telle. Elle est le carnet de route de l'artiste
qui l'ouvre à chaque nouveau détour dans sa mémoire.
" Je vis dans cette Cartonthèque comme dans les couloirs de
la mémoire perdue ou de l'oubli"
Cette uvre l'habite, plus qu'il ne la crée. Elle le hante
sans relâche, l'obligeant à ajouter des morceaux au puzzle,
afin d'exprimer un trop plein. Oeuvre éphémère, assemblée
uniquement à trois reprises, le puzzle de la Cartonthèque
est le patchwork géant et désordonné des fragments
d'une mémoire non linéaire, qui effectue des voyages incessants
dans le temps et dans l'espace de Bogdan Korczowski.
Un
incendie de couleurs et de formes.
Dans
les tableaux de Korczowski, la mémoire s'incarne toute entière
et prend du relief. Les lieux, les souvenirs, les images prennent vie
et semblent vouloir nous dire quelque chose. Comme autant de langues tentant
d'échapper au tableau, les gouttes de peinture nous parlent dans
des langages étrangers, s'inventent quelques formules magiques
et nous envoûtent.
La matière des tableaux de Korczowski exprime les détours
sinueux de sa mémoire, autant de coups de couteaux pour autant
d'arrêts. Il faut simplement ne pas se laisser impressionner par
ce cauchemar intérieur.
La mémoire n'est pas lisse, uniforme ou monochrome. Sa peinture
ne pourrait pas être une aquarelle. Il faut créer différents
niveaux sur la toile, effacer, recommencer et comme le fait Korczowski,
vieillir volontairement ses toiles, en laissant pleurer le pinceau.
Les langues de feu qui sortent du tableau sont les mots du chaman. Elles
apportent de la vie à la peinture, qui sans cela pourrait se fatiguer.
Il ne faut pas chercher à éteindre cet incendie, mais simplement
s'en éloigner parfois pour guérir la fièvre.
Le corps n'est qu'un carton d'emballage qui recouvre notre âme.
La peinture implique un acte physique, un investissement du corps. Le
carton comme le corps sont éphémères, destinés
à la mort. Le carton est un matériau ignoble, au sens premier
du terme. Alors pourquoi l'utiliser pour peindre ? Pourquoi recycler l'emballage
de la machine à laver pour y peindre un fragment de sa mémoire
? Si la tableau s'envisage comme une trace que l'artiste laisse, pourquoi
créer une trace qui est vouée à la destruction ?
Derrière cette ruse, on semble deviner que Korczowski veut montrer
que l'uvre éphémère qu'est la Cartonthèque
reste, après le démontage, la destruction ou la vente d'un
carton.
Finalement, ce n'est pas tant le puzzle assemblé qui compte, mais
bien la construction de celui-ci, dans l'esprit de l'artiste.
Pour Kantor, la vie est une sorte de poubelle. Korczowski lui, fait les
poubelles pour créer de la vie sur ses tableaux.
La vie serait-elle alors un carton qu'on transporterait avec soi et qu'on
emplirait au fur et à mesure, nous ramenant à notre condition
précaire d'être humain ?
Héloïse
Hautemanière
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